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Marie Darrieussecq

Truismes

Puis le couteau s’enfonce. Le valet lui donne

deux petites poussées pour lui faire

traverser la couenne, après quoi, c’est comme

si la longue lame fondait en s’enfonçant

jusqu’au manche à travers la graisse du cou.

D’abord le verrat ne se rend compte

de rien, il reste allongé quelques secondes à

réfléchir un peu. Si! Il comprend

alors qu’on le tue et hurle en cris

étouffés jusqu’à ce qu’il n’en puisse plus.

Knut Hamsun

Je sais à quel point cette histoire peut semer de trouble et d’angoisse, à quel point elle perturbera les gens. Je me doute que l’éditeur qui acceptera de prendre en charge ce manuscrit s’exposera à d’infinis ennuis. La prison ne lui sera sans doute pas épargnée, et je tiens à lui demander tout de suite pardon pour le dérangement. Mais il faut que j’écrive ce livre sans plus tarder, parce que si on me retrouve dans l’état où je suis maintenant, personne ne voudra ni m’écouter, ni me croire. Or tenir un stylo me donne de terribles crampes. Je manque aussi de lumière, je suis obligée de m’arrêter quand la nuit tombe, et j’écris très, très lentement. Je ne vous parle pas de la difficulté pour trouver ce cahier, ni de la boue, qui salit tout, qui dilue l’encre à peine sèche. J’espère que l’éditeur qui aura la patience de déchiffrer cette écriture de cochon voudra bien prendre en considération les efforts terribles que je fais pour écrire le plus lisiblement possible. L’action même de me souvenir m’est très difficile. Mais si je me concentre très fort, et que j’essaie de remonter aussi loin que je peux, c’est à dire juste avant les événements, je parviens à retrouver les images. Il faut avouer que la nouvelle vie que je mène, les repas frugaux dont je me contente, ce logement rustique qui me convient tout à fait, et cette étonnante aptitude à supporter le froid que je découvre à mesure que l’hiver arrive, tout ceci ne me fait pas regretter les aspects les plus pénibles de ma vie d’avant. Je me souviens qu’à cette époque où tout a commencé j’étais au chômage, et que la recherche d’un emploi me plongeait dans des affres que je ne comprends plus maintenant. Je supplie le lecteur, le lecteur chômeur en particulier, de me pardonner ces indécentes paroles. Mais hélas je ne serai pas à une indécence près dans ce livre; et je prie toutes les personnes qui pourraient s’en trouver choquées de bien vouloir m’en excuser.

Je cherchais donc du travail. Je passais des entretiens. Et ça ne donnait rien. Jusqu’à ce que j’envoie une candidature spontanée, les mots me reviennent, à une grande chaîne de parfumerie. Le directeur de la chaîne m’avait prise sur ses genoux et me tripotait le sein droit, et le trouvait visiblement d’une élasticité merveilleuse. A cette époque-là de ma vie les hommes s’étaient tous mis à me trouver d’une élasticité merveilleuse. J’avais pris un peu de poids, peut-être deux kilos, car je m’étais mise à avoir constamment faim; et ces deux kilos s’étaient harmonieusement répartis sur toute ma personne, je le voyais dans le miroir. Sans aucun sport, sans activité particulière, ma chair était plus ferme, plus lisse, plus rebondie qu’avant. Je vois bien aujourd’hui que cette prise de poids et cette formidable qualité de ma chair ont sans doute été les tout premiers symptômes. Le directeur de la chaîne tenait mon sein droit dans une main, le contrat dans l’autre main. Je sentais mon sein qui palpitait, c’était l’émotion de voir ce contrat si prés d’être signé, mais c’était aussi cet aspect, comment dire, pneumatique de ma chair. Le directeur de la chaîne me disait que dans la parfumerie, l’essentiel est d’être toujours belle et soignée, et que j’apprécierais sans doute la coupe très étroite des blouses de travail, que cela m’irait très bien. Ses doigts étaient descendus un peu plus bas et déboutonnaient ce qu’il y avait à déboutonner, et pour cela le directeur de la chaîne avait été bien obligé de poser le contrat sur son bureau. Je lisais et relisais le contrat par-dessus son épaule, un mi-temps payé presque la moitié du SMIC, cela allait me permettre de participer au loyer, de m’acheter une robe ou deux; et dans le contrat il était précisé qu’au moment du destockage annuel, j’aurais droit à des produits de beauté, les plus grandes marques deviendraient à ma portée, les parfums les plus chers! Le directeur de la parfumerie m’avait fait mettre à genoux devant lui et pendant que je m’acquittais de ma besogne je songeais à ces produits de beauté, à comme j’allais sentir bon, à comme j’aurais le teint reposé. Sans doute plairais-je encore plus à Honoré. J’avais rencontré Honoré le matin où pour le cinquième printemps consécutif j’avais voulu ressortir du placard mon vieux maillot de bain. C’est là, en l’essayant, que je m’étais aperçue que mes cuisses étaient devenues roses et fermes, musclées et rondes en même temps. Manger me profitait. Alors je m’étais offert un après-midi à l’Aqualand. Il pleuvait dehors mais à l’Aqualand il fait toujours beau et chaud. Aller à l’Aqualand représentait presque un dixième de ma pension d’insertion mensuelle et ma mère n’a pas du tout été d’accord. Elle a même refusé de me donner un ticket de métro et j’ai été obligée, pour franchir la barrière, de me coller contre un monsieur. Il y en a toujours beaucoup qui attendent les jeunes filles aux barrières du métro. J’ai bien senti que je faisais de l’effet au monsieur; pour tout dire, beaucoup plus d’effet que je n’en faisais d’habitude. Il a fallu, dans les salons de déshabillage de l’Aqualand, que je lave discrètement ma jupe. Il faut toujours faire attention, dans les salons de l’Aqualand, que les interstices des portes soient bien bouchés, et il faut savoir s’éclipser quand le salon est déjà occupé par un couple; là aussi il y a toujours des messieurs pour attendre devant les portes côté femmes. On peut bien gagner sa vie à l’Aqualand, mais je m’y suis toujours refusée, même dans les moments où ma mère menaçait de me mettre dehors. Dans le salon désert je me suis dépêchée de me déshabiller et d’enfiler mon maillot, et là encore, dans le miroir doré qui donne bonne mine, je me suis trouvée, je suis désolée de le dire, incroyablement belle, comme dans les magazines mais en plus appétissante. Je me suis savonnée avec des échantillons gratuits qui sentaient bon. La porte s’est ouverte mais c’étaient seulement quelques femmes qui entraient, pas d’homme, et nous avons pu jouir d’une certaine paix. Les femmes se déshabillaient en riant. C’était un groupe de musulmanes riches, elles enfilaient pour se baigner des robes luxueuses et très longues, sous la douche leur corps se moulait dans les voiles translucides. Ces femmes m’ont entourée et se sont exclamées que j’étais belle, elles m’ont offert un échantillon de parfum chic et quelques pièces de monnaie. Je me sentais en sécurité avec elles. L’Aqualand est un endroit de détente mais il faut tout de même se méfier. C’est pour cela que lorsque Honoré m’a approchée, dans l’eau, j’ai d’abord fui en nageant vigoureusement le crawl, et c’est peut-être ça qui l’a le plus séduit (à l’époque je nageais très bien). Mais quand ensuite il m’a offert un verre dans le bar tropical, j’ai tout de suite vu que c’était quelqu’un de bien. On dégoulinait, là, tous les deux, dans le bar tropical, on transpirait dans nos maillots mouillés, j’étais toute rouge dans les nombreux miroirs du plafond, un grand nègre nous éventait. On buvait des cocktails très sucrés et très colorés, il y avait de la musique des îles, tout à coup on était très loin. C’était le moment des grosses vagues. Honoré me racontait que pour certaines réceptions privées on introduisait des requins dans la piscine, les requins avaient cinq minutes avant de mourir dans l’eau douce pour croquer les invités trop lents. Cela mettait, paraît-il, une ambiance unique dans les fêtes. Ensuite on se baignait dans l’eau rouge, jusqu’au petit matin. Honoré était professeur dans un grand Collège de banlieue. Les fêtes privées le dégoutaient. Il n’allait même jamais aux galas de ses étudiants. Moi, j’aurais aimé faire des études, lui ai-je dit, et il m’a dit surtout pas, que les étudiants étauent tous pourris et dépravés, que lui venait à l’Aqualand pour rencontrer des jeunes filles saines. Honoré et moi on a sympathisé. Il m’a demandé si j’allais parfois dans les réceptions privées. Je lui ai dit jamais, moi je ne connais personne. Il m’a dit qu’il me présenterait des gens. Au début c’est ça qui m’a attirée, le fait que ce garçon, en plus d’être correct, me proposait des relations, mais en fait Honoré n’avait aucune relation, il n’arrivait pas à s’en faire malgré son travail, et peut-être espérait-il grâce à moi se faire inviter dans des endroits select. Honoré m’a acheté une robe un sortant, dans les magasins chic de l’Aqualand, une robe en lazuré transparent que je n’ai jamais mise que pour lui. Dans le salon d’essayage du magasin chic nous avons fait l’amour pour la première fois. Je me voyais dans la glace, je voyais les mains d’Honoré sur mes reins, ses doigts creusaient des sillons élastiques au creux de ma peau. Jamais, haletait Honoré, jamais il n’avait rencontré une jeune fille aussi saine. Les femmes musulmanes étaient entrées à leur tour dans le magasin chic, on les entendait bavarder dans leur langue. Honoré se rhabillait en me regardant, moi j’avais un peu froid toute nue. La dame du magasin proposait du thé à la menthe et des gâteaux. Elle nous en a passé par-dessous la porte du salon d’essayage, elle était discrète et très chic, je me disais que j’aimerais bien avoir un travail dans ce genre. Finalement, à la parfumerie, mon travail n’a guère été différent. Il y avait un salon d’essayage pour chaque parfum, la grande chaîne qui m’employait vendait des parfums en tout genre qu’il fallait essayer sur divers endroits du corps, attendre qu’ils virent bien ou mal, cela prenait du temps. J’installais les clientes sur les grands sofas des salons, je devais leur expliquer que seul un corps détendu révèle toute la palette d’un parfum, j’avais suivi un stage de formation comme masseuse. Je distribuais des Tamestat et des décoctions de duvet de cygne. Ce n’était pas un métier désagréable. Toujours est-il que lorsque les musulmanes sont parties, en laissant pour près de cinq mille euros en Internet Card, la vendeuse très chic a vaporisé, sous nos yeux, des parfums aérosols dans tout le magasin. Jamais, ai-je dit à Honoré, jamais je ne me laisserais aller à une telle faute de goût si je tenais un magasin chic. C’est là qu’Honoré m’a dit qu’avec un corps pareil et une mine aussi resplendissante j’obtiendrais tous les magasins chic que je voudrais. Il ne s’est pas trompé, finalement. Mais il ne tenait pas à ce que je travaille. Il disait que le travail corrompait les femmes. Pourtant j’avais été déçue de voir que malgré son métier prestigieux, son salaire ne lui permettait de louer qu’un deux-pieces miteux dans la proche banlieue. Je m’étais tout de suite dit que par simple honnêteté de ma part il fallait que je mette les bouchées doubles pour l’aider.

C’est à cette époque-là, dès les premiers jours à la parfumerie, que les clientes se sont mises à me dire que j’avais un teint magnifique. Je faisais une excellente publicité à l’établissement. La boutique s’est mise à marcher du tonnerre, avec moi. Le directeur de la chaîne me félicitait. Il est vrai que l’uniforme de travail, une blouse blanche sérieuse comme dans les cliniques esthétiques, était seyant, coupé très près du corps, avec un profond décolleté dans le dos et sur les seins. Or c’est à cette même époque exactement que mes seins ont pris du galbé comme mes cuisses. C’en était arrivé à un point oû j’avais dû abandonner mes bonnets B, les armatures me blessaient. Je n’avais pas encore reçu mon premier salaire, à peine une petite avance parce qu’à la trésorerie ils avaient une panne d’ordinateurs, et je ne pouvais pas m’acheter de bonnets C. Mais le directeur me rassurait et disait qu’à mon âge ça se tenait tout seul, que je n’avais aucun besoin de soutien-gorge. Et c’est vrai que ça se tenait remarquablement bien, même quand je suis passée à la taille D; mais là j’ai craqué, j’ai acheté un soutien-gorge avec l’argent du pain que j’avais mis de côté petit à petit. Honoré m’a posé des questions, il savait que je n’avais pas encore été payée, mais j’ai pris sur moi, je n’ai rien avoué, même si cette petite trahison me tourmente encore. Pauvre Honoré, il ne pouvait pas savoir ce que c’est de courir sans soutien-gorge après un bus avec un tel tour de poitrine. J’avais de plus en plus de clients masculins à la boutique, et ils payaient bien, le directeur de la chaîne passait presque tous les jours pour ramasser l’argent, il était de plus en plus content de moi. Mes massages avaient le plus grand succès, je crois même que le directeur de la chaîne soupçonnait que je m’étais mise de ma propre initiative aux massages spéciaux, alors que normalement on laisse un peu de temps à la vendeuse avant de l’y inciter. Ce qui fait que, grâce à tout cet argent, je n’ai pas risqué de me faire licencier au bout de quelques semaines, le directeur de la chaîne ne m’a poussé à rien, tout s’est passé dans la plus grande discrétion. Le directeur a été chic. Il m’a laissée tranquille un bon moment, il devait penser que j’étais fatiguée par tout ce travail. Moi je n’avais jamais été aussi en forme de ma vie. Et cela n’avait rien à voir avec Honoré. Cela n’avait rien à voir non plus avec mon nouvel emploi, même s’il me plaisait bien, ni même avec l’argent puisque de toute façon je ne l’ai touché que très tard et en partie seulement, et que cela n’aurait jamais suffi à mon indépendance. Non, c’était juste qu’il faisait pour ainsi dire toujours soleil dans ma tête, même dans le métro, même dans la boue de ce printemps-là, même dans les squares poussiéreux où j’allais manger mon sandwich le midi. Et pourtant ce n’était pas une vie facile, objectivement. Il fallait que je me lève tôt, mais curieusement, dès le chant du coq, enfin dès ce qui y correspond en ville, je m’éveillais avec facilité, toute seule, je n’avais plus besoin ni de Tamestat le soir, ni d’Excidrill le matin, alors qu’Honoré et toutes les personnes autour de moi continuaient à s’en gaver. Ce qui n’était guère confortable non plus, c’est que je n’avais jamais le temps de manger tranquillement, et pourtant j’avais faim, cela me venait quand j’arrivais au square, une fringale terrible; l’air, les oiseaux, je ne sais pas, ce qui restait de la nature ça me faisait tout à coup quelque chose. Mes copines plaisantaient, "c’est le printemps" elles disaient, elles étaient jalouses d’Honoré et de me voir si belle, en même temps flattées qu’avec tous ces succès je leur téléphone encore quelquefois. Ensuite, bon, ce qui n’était pas gai, parfois, c’était les clients, j’avais de moins en moins de clientes, je crois qu’elles prenaient peur dans la boutique, il y avait une drôle d’ambiance. les clients essayaient parfois des choses que je n’aimais pas, et en temps normal cela aurait dû me déprimer; mais là non, j’étais gaie comme un pinson. Les clients adoraient ça. Ils disaient tous que j’étais extraordinairement saine. Je devenais fière, je veux dire, fière de moi. Mais ce n’était pas ça non plus qui me donnait ce moral terrible, cette impression excitante de commencer une nouvelle vie. Une de mes dernières clientes, une fidèle qui n’avait pas froid aux yeux, m’a mis la puce à l’oreille. Elle était chaman, au quotidien, et extraordinairement riche. Je la massais quand elle m’a dit que c’était sans doute hormonal. J’ai répété ce que disaient mes copines, la poussée de sève de printemps, mais la cliente a insisté,