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Yegor Gran

Truoc-Nog

Chaque année, c'est la même histoire : à fin août, l'écrivain français est heureux. Le reste de l'année, il a des phrases à écrire, des chapitres à boucler, mais là, à fin août, quand son roman de la rentrée est sur la rampe de lancement, pas encore chez les libraires mais déjà imprimé, il plastronne comme un Hercule, il scintille comme un miraculé. Bientôt il moissonnera les articles qui parleront de son livre, car il en aura, son éditeur a des relations. Il ne pense pas au Goncourt, l'écrivain français, et il a tort. Il s'imagine que le Goncourt c'est pour les autres, jamais pour lui. Il se croit au-dessus du lot. Quel prétentieux! Il traîne sur les boulevards, au Luxembourg, aux Deux-Magots. Il a l'impression d'exister comme jamais. Il pèche par excès d'optimisme. Regardez comme il sourit aux jeunes filles !

De sa veste, négligemment jetée sur des épaules voûtées, dépasse un Lire qui vient de paraître. On y mentionne son ouvrage en même temps que six cents romans concurrents et l'on ne fait aucune allusion au Goncourt. Il est rassuré. « J'emmerde le Goncourt », pense-t-il joyeusement. Lire se trompe rarement. Les éboueurs ne lisent pas Lire. Les nouvelles y sont très pointues. On peut lui faire confiance, qu'on se dit.

Si, dans un jeu de devinettes cruel, l'écrivain français devait proposer un nom pour le Goncourt, il ne citerait pas le sien, c'est sûr. Il dirait Philippe. Cela fait des années qu'on le pressent, et il ne l'a jamais. Une sacrée anguille, ce Philippe. L'écrivain français pouffe malicieusement. Ça va finir par lui arriver, le Goncourt, sur la tête à Philippe ! Le destin se lassera de bégayer, et boum !

Il a tort d'avoir le sarcasme facile. Car une mauvaise surprise l'attend tout à l'heure. Mais pour le moment, il boit un demi au Rostand, il ne sait pas. Il a l'ignorance heureuse. Il fait des calculs pour l'anniversaire de Louise. Il met ses ressources financières en perspective. Il s'interroge sur le juste compromis entre le mesquin et le dépensier, sans trop conclure pour le moment. Il se dit qu'un sac plein cuir est beaucoup trop cher, si l'on prend une marque connue. Parfois, les sacs en toile, je dis bien en toile, pour peu qu'ils soient de marque connue, sont aussi chers que des plein cuir dégriffés. Oui oui, des plein cuir. Qui dureront des années. Mais une sous-marque, évidemment, ou dégriffés. Remarquez, il y a sous-marque et sous-marque.

C'est fou, quand on y songe. C'en est poignant. Il est goncourable, et il l'ignore. Il y a chez l'écrivain français une dimension tragique. On dirait un malade qui somnole tranquillement dans la salle d'attente alors que le médecin, lui, est déjà au courant du terrible diagnostic. Goncourable ne sait pas. Goncourable est à mille lieues du Goncourt. Il pense à des sacs de bonne femme. De là, il imagine Louise en petite tenue, ce qui est tout à son honneur car ils sont mariés depuis vingt ans et une certaine forme de lassitude a soigneusement rongé les fondations de leur couple. Il songe aussi au restaurant où ils iront ensemble et il a un peu faim. Au lieu de se lamenter sur sa condition de goncourable, il est rempli de pensées matérialistes. Car on peut être écrivain français et rempli de pensées matérialistes. C'est même un plus, pour certains critiques. C'est là que résiderait l'énorme ascendant de l'écrivain français sur ses camarades espagnols, anglais, américains, trop enclins à la fantaisie.

Il se décide. Ce sera le Balzac, rive droite. Balzac est un grand écrivain qui passait son temps à manger. Le restaurant qui porte son nom est une adresse privilégiée pour les amateurs de littérature, comme Drouant, qui n'était pas un écrivain. Goncourable a beaucoup lu Balzac dans sa jeunesse. Il passera réserver. Pour le sac, on verra l'année prochaine, en fonction des droits d'auteur. Peut-être se contentera-t-il d'un porte-cartes en simili, ou d'une ceinture. Louise a déjà une dizaine de sacs, et la penderie n'est pas extensible.

Il file vers l'abribus du boulevard Saint-Michel. On est jeudi, sa journée fétiche. Dans les journaux, c'est le jour des suppléments littéraires. Les mardis, il aime bien aussi, car les mardis il déjeune avec son meilleur ami François au pub irlandais, mais à tout prendre les jeudis sont préférables. Ils sont si proches des week-ends qu'on a l'impression qu'ils ont un pied dans le futur. Comme il s'approche d'un kiosque, il a un renvoi discret à base de Guinness.

Il est 17 heures, un jeudi de fin août. Il vient de s'acheter un Monde. Le destin monte sur le marchepied.

Dans le bus qui l'amène vers l'hémisphère droit de Paris, celui de l'intuition et de la perspective, il ouvre le journal et cherche son nom dans les titres. Il n'y a rien, on ne parle pas de son livre. « C'est bien trop tôt, pense Goncourable. Dans une semaine, ça commencera. » Et là, soudain, ses yeux le clouent. Un entrefilet de rien du tout. « On annonce déjà la liste des présélectionnés pour le Goncourt. »

Il lit cul sec, comme une épitaphe.

Il voit Philippe, évidemment. Et puis... et puis...

Ce n'est pas vrai! Il relit. C'est pas possible! La tête lui tourne. L'autobus klaxonne. Une grosse vache s'écrase dans le siège à côté de lui. Un ado en survêt déglingué fait claquer son skate. Un sac plastique Leader Price s'est accroché aux roues d'un caddie. Dans un moment d'une rare misère esthétique, Goncourable découvre qui il est réellement.

Goncourable.

D'abord il n'y croit pas. L'organisme est ainsi fait que l'on refuse parfois la réalité. Le système immunitaire brouille les cartes. La douleur à l'amour propre est trop forte, alors on nie l'évidence. Goncourable abandonne les pages littéraires du Monde, il feuillette ailleurs, sur les grands rivages de la politique internationale, il essaye vainement de s'intéresser à la crise monétaire au Honduras. Comme un papier carambar porté par le vent, il butine les rubriques au hasard.

Il s'attarde sur le problème d'échecs. Les blancs jouent et gagnent. Quoi donc? Que peut-on gagner dans ce monde ? Un sac plein cuir, peut-être? Un pack de Guinness? Mais non, voyons! Un prix Goncourt! Goncourt, Goncourt, Gon... Comment fait-on pour penser à autre chose? L'odeur de la décomposition est plus envoûtante que onze mille vierges. Il trouve pourtant la force de lire un article consacré à la prévention du cancer du sein, alors que franchement ce ne sont pas ses oignons. Les seins de Louise ne sont plus ce qu'ils étaient.

Le bus s'est arrêté à Châtelet. « Terminus! » « Comment, terminus? » s'étonnent les passagers. « C'était pas indiqué ! », « C'est un scandale ! », « Escrocs ! », les litanies commencent, les usagers protestent. Comme s'ils pouvaient y changer quoi que ce soit. Autant changer le plomb en or. Le conducteur a ses ordres. Il ouvre en grand les portes de l'autobus. « Bon débarras ! » qu'il leur fait. C'est en voyant la foule déçue se plier à l'imprévu que Goncourable finit par admettre, lui aussi, la réalité de son malheur.

Il marche cahin-caha. L'affreux Goncourt le nargue. Il a les lunettes rondes d'un fonctionnaire intransigeant et un sourire aux oreilles. « Petit con d'écrivain français, siffle-t-il en se dodelinant. Tu t'es cru supérieur aux autres, hein. Tu t'es gaussé de Philippe qui avait été nominé plusieurs fois. Eh bien te voilà les pieds dans le ciment ! » Et il éclate en morceaux de lumière comme une bulle de savon hystérique.