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— Je demande juste que cesse l'acharnement, s'entête l'étudiant. Il nous faudrait une révolution.

On lui donnerait bien deux claques.

— Une révolution, rien que ça ! s'offusque Goncourable. Allons-y, révoltons-nous ! Tranchons la gorge des académiciens ! Pendons-les au lampadaire ! Plus de Goncourt, la bonne affaire ! Plus de garde-fous. Le cerbère est parti. On peut écrire sans risque de baffe. Dans les journaux, rien que des articles élogieux. Partout, la complaisance. On encense, on s'extasie. Que croyez-vous qu'il arrivera à la littérature française?... La chienlit, jeune homme, la décadence !

L'étudiant s'accroche aux nuages.

— Imagine. On te donne le Goncourt. (À ces mots, Goncourable a un tic.) Supposons même que tu le mérites. Je veux dire qu'aujourd'hui, à cet instant présent, ce que tu as écrit mérite la sanction du Goncourt... C'est une hypothèse, camarade, pas la peine de faire de grands yeux... Donc on te le donne. Tes amis te lâchent. Tu as l'impression d'être seul, en pleine montagne, sur un tire-fesses cassé. Puis passent quelques années. Disons vingt. Économiquement, tu vis de tes anciens droits d'auteur, ceux du prix Goncourt que tu as mis à la Caisse d'épargne, et tu as un autre métier, disons agent immobilier. Mais tu n'as pas cessé d'écrire. Ton éditeur, par charité chrétienne, n'a pas cessé de te publier. Ou si. Peu importe. Et là, vingt ans après, tu nous écris un véritable chef-d'œuvre. Et ton éditeur te le refuse. Ou bien il l'accepte par charité chrétienne, et personne ne le lit. Tout ça parce que tu portes la marque sordide, ce prix Goncourt que tu as eu il y a vingt ans, et qui était mérité car tu n'étais pas Proust... J'te sens fébrile... Tu vois, le principe même du Goncourt suppose que l'écrivain médiocre ne peut échapper à sa médiocrité, quoi qu'il fasse. La rédemption n'existe pas.

Comme en résonance à ces paroles caverneuses, Goncourable aperçoit un photographe qui tourne autour d'eux. « Il lorgne vers moi, le fumier », croit-il deviner. Il panique un peu. Sans réfléchir à deux fois, il décide de prendre la fuite car il n'a pas du tout envie qu'on l'immortalise en compagnie de Philippe.

Il fait bien. Dans son dos crépite déjà le flash sournois. L'ombre de Goncourable tape dans le mur, puis disparaît.

Quelques jours plus tard, quand il feuillettera chez son coiffeur le dernier Magazine littéraire, Goncourable tombera sur la photo de l'étudiant sous-titrée ainsi : « Un premier roman sélectionné au Goncourt. » L'étudiant a les traits tirés et la mine déconfite de tous les nominés. On dirait un accidenté de la route. La jeunesse fauchée en plein élan.

« Ah, ben c'est bien fait pour toi, face de puceau! pensera Goncourable, et il caressera de son index le nez de l'étudiant. Supprimer le Goncourt, non mais pour qui il se prend, le trouduc ? »

Philippe ou pas, le moral décline au fil des jours. On dirait qu'il y a une force de gravité spécifique qui s'acharne sur les rares pensées optimistes pour les envoyer dans le caniveau. Les boulevards traînent sur Goncourable. Au Luxembourg, il s'agglutine au sable pisseux. Les Deux-Magots pétillent sans lui. Le cliquetis de la défaite inéluctable fredonne à ses oreilles. « Gon-court, Court-gon », « Gon-court, Court-gon », comme une locomotive enragée. Pas étonnant qu'il ait maigri. Quand il se contemple dans le miroir, il trouve des ressemblances avec Philippe.

Sa tête semble faite pour une couronne fielleuse. Le regard est noyé au fond d'un visage émacié. Il s'imagine coincé dans un intestin sans fin. L'immonde Goncourt le ronge de l'intérieur, il constipe le sang et empoisonne la lymphe.

Les pellicules sont revenues. De petites plaques blanchâtres dansent en tutu sur la peau desséchée. Le vent les feuillette comme les pages d'un livre maudit. Les chemises de Goncourable se couvrent de neige lyophilisée. Il est obligé de porter des vêtements clairs. Il a l'impression d'avoir changé de peau. Comme il est mal à l'aise! Les déodorants n'y suffisent plus. Il se dégage de ses aisselles une odeur cramoisie qui ferait fuir les rares femmes qui auraient pu s'intéresser à lui, les prêtes à tout, les desperados imbues de problèmes, les névrosées et toutes celles qui ne connaissent pas les symptômes du Goncourt, par naïveté ou faible culture générale. Ainsi la nature fait-elle son impitoyable sélection. L'animal est malade. Il ne se reproduit plus.

Le sexe. Parlons-en. Il pèle de partout. Le prépuce ne se décalotte plus, ou si peu. Pourquoi se décalotterait-il, le brave homme ? De quel droit peut-on lui demander cet effort? Louise ne se laisse pas approcher, c'est tout juste s'il peut lui parler. Quand elle répond, c'est une écharde ou un jet de syllabes agressives.

— Jamais je ne t'aurais cru capable du Goncourt, siffle-t-elle. Toi, un type intègre. Soi-disant. Car maintenant que j'y pense, je vois bien que tu avais des prédispositions. Quand tu resquillais dans le métro. Le jour où tu as menti pour la redevance. Et cet accident de la route où tu n'avais pas la priorité. Ah mon salaud ! Ta nature malsaine se révélait au grand jour, et moi qui ne voyais rien, pauvre cruche que j'étais!

— Je ne l'ai pas fait exprès, pleurniche Goncourable. La littérature est imprévisible. Pardonne-moi, ma Louloute.

— Je ne suis pas ta « Louloute » ! hurle Louise et une faïence se casse sur le carrelage.

On n'est jamais aussi seul que le soir dans son lit, avec une Louise à ses côtés et un Proust sur la table de chevet.

On peut la comprendre. Elle se demande comment colmater sa vie. Elle boit des infusions du soir et de la valériane. Plusieurs fois par jour, elle recompte son âge et tombe toujours sur des chiffres affreux, compris entre quarante et quarante-cinq. Un âge où l'on est en droit d'espérer un peu de stabilité, avec un homme de rapport, respecté des commerçants et apprécié par ses pairs.

Louise grince des couronnes. Les yeux hérissés de regards furibonds, elle songe au divorce. S'il y avait une alternative crédible parmi les hommes qui l'entourent, elle aurait sans doute sauté le pas. François pourrait prendre la relève, mais peut-on compter sur lui? N'est-il pas le meilleur ami de Goncourable, donc potentiellement minable, lui aussi? Dieu sait quels abîmes inavouables se cachent derrière la façade d'artiste. Louise feuillette un catalogue de la rue Bonaparte. Elle admet qu'elle n'y connaît rien. S'il fallait choisir un sac à main, ça serait une autre affaire. Il y a étron et étron.

François, de son côté, ne songe guère à Louise. Quand il est dans l'atelier à malaxer la matière qui servira pour une nouvelle série, son art le remplit tout entier et il n'y a pas de place pour les douceurs. Lorsque le travail le lâche enfin et qu'il a une pensée pour Goncourable, il se sent vaguement fautif. Il s'est sali en quelque sorte. Baiser la femme de son copain n'est pas joli-joli. François se croit obligé d'ouvrir une bouteille de scotch. Il boit et il imagine ses oeuvres à la Fondation. Il en ouvre une deuxième. À la moitié de la bouteille, il comprend qu'il a pris des risques inconsidérés. Car que ferait-il si la médiocrité de Goncourable était transmissible sexuellement? De Goncourable à Louise, de Louise à François, l'abominable microbe se propage. On ne connaît pas d'antidote. François frémit. Il suffit d'une fois. Quel inconscient a-t-il été ! Il faudrait qu'il aille se faire dépister. Il coule doucement sous la chaise. Son sommeil est lourd de menaces.