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Quand il se réveille, il se rend compte que le malheur de Goncourable ne le fait plus pavoiser. Pas un demi-sourire, pas une pensée narquoise, rien. François est déçu par ses capacités. Il se croyait plus jouisseur. La triste réalité le rattrape : en couchant avec Louise, il s'est privé d'un relais d'optimisme. Ah, il tombe bien bas, l'homme qui ne méprise plus son meilleur ami. Ou est-ce l'horrible Goncourt qui contamine petit à petit tout ce qu'il touche, et qui s'étend dans la vie comme une tache d'encre sur du papier buvard ? François sent les mauvais fluides. Ils s'immiscent dans son travail et font douter.

Pour ne rien arranger, les nouvelles de la rue Bonaparte sont tiédasses. Le marché new-yorkais sature. Les musées branchés de province ont des soucis budgétaires. Les astres s'alignent et forment des croche-pieds invisibles. Il y a des périodes en économie où l'étron ne se vend pas comme un petit pain. François est obligé de solder son plan d'épargne-logement pour payer le loyer.

Un soir, il n'y tient plus, il se débarrasse de la dédicace de Goncourable en la jetant dans le vide-ordures. Le papier bruit comme un serpent à sonnette. François claque la porte et s'enferme dans la salle de bains. Il regarde ses mains, de grosses pattes poilues fatiguées par le travail. Il se dit qu'il n'est plus à un âge où l'on peut prendre des risques et fréquenter n'importe qui. Il sort à la Fnac et il s'achète un répondeur avec filtrage d'appel.

François n'est jamais là. Goncourable l'appelle plusieurs fois par jour. « Je suis à la Fondation, dit la voix embarrassée de François, je reviens dans une heure », mais il ne revient jamais. Une fois, Goncourable l'a surpris au bout du fil, et François a raccroché précipitamment en prétextant un étron qui n'attend pas. Il n'a jamais rappelé.

Goncourable prend sa meilleure intonation pour laisser des messages sympathiques et chaleureux. Il invite François au cinéma. On donne Truffaut à la Cinémathèque. « C'est un François, comme toi. » Il se force à sourire pour donner l'impression qu'il ne craint pas. Parfois il n'a rien d'autre à dire que : « Je n'ai pas vu Louise depuis trois jours. Je vais pas bien. » Ou bien, en dernier recours : « François, décroche, je ne te parlerai plus de mes droits d'auteur, c'est promis. » Il se rend compte évidemment que ce genre de message n'incite pas à décrocher. On ne prend pas les forteresses avec des jérémiades.

Bizarrement, François a mauvaise conscience. Il demande à une voisine d'enregistrer pour lui le message suivant : « Le numéro de votre correspondant a changé, veuillez consulter Internet ou votre documentation. » C'est dit avec une intonation sans appel. Tout de suite, François a meilleur appétit. Il se sent en sécurité. Même s'il risque de rater quelques coups de fil importants pour son travail, il se libère d'un sacré boulet.

Il pousse la hi-fi. Les baffles lâchent un pet de maçon. C'est Born to Be Alive et c'est un hymne à la joie. François se déhanche et fait un bras d'honneur dans le vide. Aucune sonnerie au monde ne peut le perturber. Après quelques essais infructueux, Goncourable capitule.

Sans le répondeur de François, il est définitivement coupé des autres. Il reste seul avec son malheur. Dès le réveil, le monstre est là, il occupe les pensées, il s'impose dans chaque journée nouvelle comme le thème dominant. Rien ne peut l'en distraire, pas même la télé, qu'il ne regarde pas car il a peur de tomber sur une émission littéraire.

Le malheur est une confiture. Il enduit les murs et colle à la peau. Tantôt c'est du miel, tantôt du plâtre. Ses propriétés physiques en font un matériau remarquable. Il est conducteur de chaleur et on le toise au fond de la tasse à café. Il est compressible comme l'air et la mousse à raser en dégorge. Partout, on ne voit que lui. Il est même sous le lit, comme le Léviathan. Parfois Goncourable l'attrape au vol, le froisse rageusement et l'envoie dans la poubelle. Il se croit débarrassé, mais le voilà qui resurgit, tel Phénix, pour l'engluer davantage encore, pour le grignoter de l'intérieur.

Un jour, le malheur s'approche de l'étagère où sont rangés les livres de Goncourable parmi les auteurs contemporains qu'il respecte. Il harponne le petit dernier. Il l'ouvre sans complaisance. Bon sang. Il lit une phrase au hasard. Soudain il comprend. C'est catastrophique. Et davantage. C'est mauvais comme une crème fraîche périmée.

Il ferme le livre, et que voit-il sur la couverture ? Il n'y a aucun doute, c'est lui l'auteur de ce texte faiblard, et personne d'autre. Épouvanté, il tombe dans le canapé. Tout est mou autour de lui. On dirait qu'une force supérieure lui a coupé l'élastique vital. C'est plus terrible que tous les Goncourt dont il se souvienne.

Goncourable fixe ses ongles. Ils sont propres et longs comme ceux d'un intellectuel mort. « Mon Dieu, pense-t-il. Ils ont raison. »

Il découvre à chaque page des preuves accablantes. Les paragraphes qu'il a cru réussis, ceux qui sont venus d'un seul jet d'inspiration, lui semblent maintenant désuets et pompeux, racoleurs et lavasses, mal fagotés comme des collégiens et arrogants comme des étudiants à leur premier entretien d'embauché. Ses phrases qui ont nécessité de longues semaines de polissage puent l'huile de coude et le dictionnaire. L'ensemble est d'une impuissance à faire pleurer les doigts.

La crise de lucidité est terrible. Comme un fou en série qui prend conscience des atrocités qu'il a commises, Goncourable reçoit en plein nez le boomerang de sa littérature. Il se découvre enfin sans fard ni paupières. Il n'aurait jamais dû écrire. Saleté d'éditeur!

Il comprend pourquoi, à chaque manuscrit qu'il apportait, on le poussait à en écrire davantage. « Ne stoppez pas en si bon chemin, qu'il disait, le faux derche, soyez généreux de vos mots, nous attendons le prochain omnibus avec impatience. » C'était du calcul. Texte à texte, Goncourable se rapprochait de la falaise. « Votre style est un macrocosme », chuchotait l'éditeur, et sa victime, inconsciente des dangers, hypnotisée par son nombril mal placé, faisait un pas de plus vers l'irréparable. Il y voit clair maintenant ! Le Goncourt était programmé dans son œuvre depuis le premier texte comme la mort est inscrite dans les gènes. Pas un Goncourt contestable à la Proust et Malraux, non, un vrai Goncourt, minable à souhait, un Goncourt type, la quintessence du système, le grand Moloch de la médiocrité littéraire.

Il regarde son texte. Les vaches enragées mugissent aux éclats.

Il imagine qu'il a le courage de déchirer les pages. Il se voit en train de leur tordre le cou. Il mime le geste. Ce serait bien! Ça le soulagerait. Il n'épargnerait aucune phrase. Car il suffit d'une négligence et la phrase pourrie s'échappe dans la nature, elle en contamine d'autres, elle prolifère comme l'algue tueuse de la Méditerranée, l'écosystème de la littérature est modifié et le Goncourt surgit de sous la plume de Goncourable, un Goncourt aussi froid que le dernier cercle de Dante, aussi terrifiant que la statue du Commandeur.