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Les gesticulations de Goncourable sont des enfantillages. Il est trop tard, le livre est écrit. Le maelström est en librairie, des mains inconnues s'en saisissent, on le transporte vers la caisse enregistreuse, le scanner lit le code-barre, et le voilà dans la ville, il s'est échappé !

— Arrêtez ! Ne le lisez pas !

Il a envie de hurler par la fenêtre. Personne ne l'entendra. Et de toute façon, c'est avant qu'il fallait y songer. Dès les premiers cahiers d'adolescent, il aurait dû dire non aux chimères, laisser tomber l'infâme écriture, ce piège à Goncourt, sentir qu'il était en danger. (Ainsi le jeune loubard qui sait se ressaisir à temps, quitte la compagnie des mauvais garçons et prend une option pour sortir de l'ornière.) Ne pas écrire est une question de volonté.

Il tombe à genoux devant La Condition humaine et jure par trois fois qu'il n'essayera plus d'écrire. Jamais. Solennellement. Sur son salut. Même des piges. La petite gloire qu'il en a retirée, une gloriole pour tout dire, ne vaut pas les risques énormes liés au Goncourt. « Saint Proust! crie-t-il dans sa tête. Aidez-moi!... Malraux! »

Vient alors une sorte de rémission, où les nerfs se détendent, les ressorts se décrispent, les visions cauchemardesques s'estompent et les pensées deviennent lourdes à porter.

À l'autre bout de la ville, loin des souffrances de Goncourable, Louise et Giselle défient le temps dans un bistrot recommandé par la presse. Giselle porte un cardigan Yohji Yamamoto sur des escarpins en chevreau Karine Arabian, le tout ponctué d'un soutien-gorge Calvin Klein Underwear, qui reste invisible comme le Saint-Esprit mais indispensable à l'harmonie de l'ensemble.

Louise n'est pas désarmée. Une veste rose, que Giselle voit pour la première fois, se trémousse comme une muleta.

— C'est une Isabel Marant? fait Giseile avec l'air protecteur de celle qui en a deux dans sa penderie.

— APC, répond Louise d'un souffle, au comble du bonheur.

On leur apporte des salades mixtes, sans lardons.

— J'en ai pas vu au magasin, dit Giseile pensivement, comme si elle abordait un vaste problème de philosophie.

— Normal, c'était une vente privée. Ils en ont livré le jeudi où t'as acheté ton fameux t-shirt en soie Diane von Furstenberg. Eh bien, tu le croiras jamais, le soir il n'en restait plus.

Ayant prononcé la sentence, Louise s'occupe à piquer les noix avec une fourchette. Puis elle ajoute, avec ce regard malsain des grands criminels :

— Ils en ont parlé, tu sais... sur le câble... à « Paris Mode »... Tu n'aimes pas ta salade?

— Je... je n'ai pas le temps de faire les ventes privées, bafouille Giseile. En ce moment, je travaille beaucoup, bénévolement, pour les enfants malades du sida... À propos de maladie, j'ai appris pour ton mari, dis donc. Les journaux, oh là là.

En un tour de main, Giseile reprend l'initiative. « Comment tu le vis, ma pauvre Louison ? », « Tu dois être bien à plaindre », « Maman est tellement inquiète » — les missiles pleuvent. La tenue APC est une protection insuffisante. Louise se transforme en un vaste terrain vague où se promène le regard insolent de Giseile. Rien de plus naturel, après tout. Louise aurait fait la même chose. Pourquoi voulez-vous qu'on la ménage maintenant qu'elle s'est retrouvée coincée sous un Goncourable, telle une fleur sous une coulée de boue, sans aucune perspective ? Ce serait trop facile, non vraiment !

— Tu as songé au divorce? demande Giseile en essayant ses dents sur un tronçon de fêta allégée. Remarque, ce ne sera pas facile-facile de te recaser. Tu as trois ans de plus que moi. Bon. Deux ans et deux mois, je sais. Ce n'est pas le propos. Le truc, c'est que le Goncourt t'a méchamment plombée. Tu traîneras longtemps une sacrée réputation. Un peu comme si t'avais été la femme à Charles Manson ou à Mengele. Oh là là, un Goncourt !

Elle le sait, tout ça, Louise, mieux que personne. Elle est à deux doigts de pleurer, mais deux doigts c'est énorme pour une femme de sa trempe. Sous la table, les deux doigts en question lui pincent la cuisse (à un endroit qui ne porte pas à conséquence). Les larmes rentrent leurs griffes. Capituler face à Giselle, la plus jeune, une Giselle qui porte en ce moment un cardigan Yohji Yamamoto avec la désinvolture d'une star, est au-dessus de ses forces.

Au contraire, Louise se redresse. Elle rentre le ventre, passant d'une taille 44 au 38 par la seule force de la pensée.

— Le Goncourt est en train de passer de mode, assène-t-elle. Ils ont un problême de crédibilité. Déjà dans les années vingt, il y avait eu cette histoire de Proust. C'est grave, Proust. Comment veux-tu qu'on les prenne au sérieux après une telle bourde? C'est comme Paco Rabanne et ses visions de fin du monde. Pfft! Celles qui ont suivi les conseils de l'académie Goncourt et acheté du Proust pour en rire se sont fait rouler. Ah les dindes!... Je prendrais bien une île flottante.

Louise sait bien que Proust est l'écrivain préféré de Giselle. Elle n'a lu que du Proust pendant un été. Elle avait les yeux dans les étoiles, et répétait « Ah Proust, ah Proust ». Son air de connivence avec l'intangible était très agaçant. Comme par hasard, c'était aussi l'été de son premier coup de foudre. Michel l'a embrassée sur la bouche à côté de la discothèque. Giselle l'appelait « mon petit Swann ». Une semaine plus tard, près du château d'eau, Michel ne s'est pas retenu. Il y a autour de Proust une alchimie subtile.

— Je ne savais pas pour Proust, grommelle Giselle. C'est une erreur d'appréciation.

— Ce n'est pas une « erreur », comme tu dis, c'est une faute de goût, ma chère, comme un slip qui se voit sous un pantalon, ou un jogging à une soirée habillée.

Ce sont des arguments qui parlent. Giselle fait l'autruche en cachant sa bouche dans la salade.

— Le côté « juré à vie » est un scandale, martèle Louise. On subit les mêmes têtes chaque année. Il faut attendre la mort d'un juré ou sa démission pour voir du sang neuf. C'est comme si chaque saison on mettait la même couleur.

— Tu ne dis pas ça parce que ton mari est ce Goncourable dont on entend tellement de mal en ce moment?

Louise éclate d'un rire calibré :

— Je me souviens comme on se moquait des pattes d'eph il y a encore quelques saisons. Aujourd'hui, il n'y a rien de plus branché. Réveille-toi, Giselle! Ce qui est ringard aujourd'hui devient indispensable demain. Non, je suis sereine pour Goncourable, à dire vrai, bien plus que pour la veste APC.

— Je n'ai plus tellement faim, dit Giselle.

On voit à ses yeux fuyants qu'elle est sérieusement ébranlée.

Louise sort la carte de crédit qui sert de sésame vers le compte joint. C'est une Platinum, comme son mari.

— Pour l'argent, on n'est pas à plaindre, dit Louise.

Un silence gauche écrase la table.

— C'est pour moi, fait Louise en confisquant l'addition.

Elle compose le code secret de sa baguette magique.