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— Tu as bien cinq minutes ? J'ai vu une petite robe pas loin qui t'ira mais alors... Tu as un peu de sauce, là.

Elles sortent. Louise marche devant.

Les vitrines luisent de bienveillance. Des sacs plein cuir y languissent, racoleurs comme un régime miracle. L'envie se concentre sur les trottoirs en de longues flaques où se réfléchissent les jambes des passantes.

-Surtout ne fais pas de chichis, dit Louise. Pas de sous-marque qui tienne. C'est mon cadeau de Noël. On n'est pas à deux mois près, hein. C'est Jean-Jacques qui sera content.

Giselle n'en mène pas large. On dirait qu'elle a grossi de cinq kilos.

— Jean-Jacques voudrait se mettre à écrire, avoue-t-elle.

Ses bracelets tintent la chamade. Louise essaye d'enfiler des bottes.

— Tu sais, ce n'est pas évident. Enfin je ne voudrais pas te décourager, mais Goncourable a mis des années pour parvenir à ce niveau... Je comprends pas, je fais du trente-huit et demi d'habitude.

— Jean-Jacques a un récit qu'il garde dans un tiroir, insiste Giselle. À l'occasion, ce serait bien si Goncourable pouvait le voir, lui donner quelques conseils, enfin tu vois.

La nuit tombe tôt sur le boulevard. Giselle est partie en taxi. « Il n'y a pas que la littérature dans la vie », se dit Louise. Il y a aussi le plein cuir. Parfois il est plus puissant que la littérature. Il est des circonstances où même la toile de jute, si elle est de marque connue, l'emporte sur la littérature.

La Platinum pulse doucement. Il n'y a pas de sot métier, semble-t-elle dire. L'argent ne se ramasse pas dans les rues. Si Goncourable gagne autant, c'est qu'il répond à un besoin. C'est la loi de l'offre et de la demande, le fondement même de notre société. Que peut-il y avoir de plus noble? On n'a pas à en rougir, au contraire.

Louise se jauge dans la vitrine d'un grand magasin. En retour, le grand magasin regarde Louise et trouve qu'elle a fière allure. Ce n'est pas la Louise d'il y a un mois, désenchantée et électrique, une Louise qui détestait la Terre entière et ce minable de Goncourable qui l'avait déshonorée.

Quand elle pense à son mari, ce ne sont plus les termes dégradants qui surgissent en premier. Il a fait ce qu'il a pu, avec ses moyens dérisoires. Il est allé au bout de lui-même pour le chercher, ce Goncourt. Peut-on rire de l'aveugle qui tente de battre un record aux fléchettes, s'il le fait de bonne foi, avec abnégation et une farouche volonté de réussir?

Il y a une librairie sur son chemin. Le livre de Goncourable est en vitrine. Il est ceint d'un bandeau comme le front d'un kamikaze. C'est une écharpe rouge où l'on peut lire « Goncourable » en lettres blanches, un rouge violent, gras et purulent, un rouge Goncourt. On dirait que des gens très méchants l'ont attrapé et tabassé. Il a reçu un side-kick sur le bout du nez. Le livre souffre, et derrière le livre, c'est Goncourable qui souffre tout entier.

Louise sent des picotements dans les yeux. Elle imagine son mari se tordant sous les coups de la foule, pendant qu'elle se promène dans Paris avec Platinum. Les critiques jasent, la populace frappe. Les collègues écrivains, trop contents que la giboulée ne tombe pas sur eux, l'abandonnent à son sort.

— Mon pauvre Goncourable, ne peut s'empêcher Louise.

Deux vitrines, deux univers. L'univers glamour et paillettes de la rue de Grenelle, et juste à côté, la vitrine sordide d'un libraire.

— Poussez-vous, ma brave dame, dit un laveur de carreaux, le visage grave.

Il pose son seau et enduit la vitre de matière blanche. Bientôt, un voile opaque cache la honte de Goncourable.

— Oui, dit Louise.

Sa place est auprès du martyr que le destin lui a envoyé et qu'elle a traité si durement ces derniers jours. Goncourable n'a qu'elle au monde. Aujourd'hui, il est le plus démuni de la Terre, le calomnié et le persécuté. Et même s'il l'a cherché à force de jouer avec les allumettes, il mérite un peu d'humanisme.

Elle vole, Louise, elle fonce vers la maison. Elle a le regard exalté de ceux qui se sont trouvés une place dans l'Univers. Les grands magasins la regardent sans comprendre. Elle n'a presque rien acheté. En vain font-ils clignoter leurs plus beaux atours. Louise bouscule déjà la queue pour le taxi. Elle ne s'excuse pas. « Décampez, bande de matérialistes, remplis que vous êtes de sacs plein cuir, a-t-elle envie de crier. J'ai mon Goncourable à sauver ! »

Elle passe la porte et elle voit son Goncourable de mari allongé sur la table basse, la tête sur le clavier de l'ordinateur, les vêtements défaits.

— Mon petit Goncourable ! Que t'arrive-t-il ? Réveille-toi !

— Mmmmm.

Elle soulève la tête. La joue est tuméfiée. La touche G est incrustée dans son oreille.

— Qu'est-ce qui t'a pris, Goncourable, chéri!... C'est ce whisky qui est renversé partout...

— Ghhhhhh.

Louise tire son mari vers le canapé. Elle pose sa tête sur un coussin et reboutonne son pantalon. Une tache jaunâtre a pris ses aises au milieu de la poitrine. Il faut le changer. Un nouveau t-shirt et tout. Louise accomplit les gestes nécessaires. Elle passe au gant de toilette. Le visage de Goncourable paraît détendu, presque poupin. Une vilaine égratignure remonte ce front qui a tellement encaissé.

— Mon petit chéri, répète Louise. Tu as joué à l'apprenti sorcier. À mélanger bière et whisky, on n'attrape rien de bon.

Elle est sollicitude, bonté, prévenance. La table basse est recouverte d'une nappe. L'aspirateur avale les petits morceaux de papier que Goncourable a semés autour de lui. Les mots, les syllabes, la ponctuation, tout disparaît dans les entrailles de la bête.

Quand Goncourable reprend ses esprits, elle ne lui fait pas de reproches.

— Louise, râle-t-il.

— Ne t'agite pas, mon chéri.

— Louise...

Elle sort ses nouvelles bottines emballées dans un sac qui ressemble à un sarcophage.

— Regarde ce que j'ai trouvé rive gauche.

— Je n'écrirai plus jamais, Louise.

Elle est déjà à la cuisine. Des assiettes, des verres jaillissent du lave-vaisselle. Elle met de l'eau à chauffer.

— Il faut que je fasse un truc, dit Goncourable.

Péniblement il ordonne à son corps d'aller vers le frigo. Il prend un pack de Guinness. Avec des gestes accablés, il ouvre la poubelle.

— Adieu.

Ils s'installent devant la télévision. Louise a préparé des pâtes. La bouche en cul, Goncourable mange comme un enfant en aspirant les longs tubes blancs. Des retombées de sauce se propagent sur sa chemise.

Ils zappent comme des anges. On dirait qu'ils viennent de se rencontrer. Sur l'écran, un jeune homme raconte ce qu'il fera quand il aura son bac. Il parle de sa vocation d'artiste. Peut-être fera-t-il des œuvres pour la Fondation. Il hésite.

Louise pense à François et pouffe de bon cœur. « Artiste, artiste. Il a trop de poils aux fesses, il embrasse maladroitement, et sa bite, parlons-en de sa bite ! » C'est un son étrange qui flotte autour de Goncourable, un plaisir aérien libéré des angoisses, un rire honnête et confiant.

— Tu sais, Louise, ce que j'ai pensé sur tes seins, je le regrette.

Ils tombent sur une émission littéraire. La poisse. Une inquiétude frôle le visage de Louise.

— Tu es sûr que dans ton état...