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— Je maîtrise, dit Goncourable.

Ce n'est qu'une émission littéraire, après tout. Aucune surprise pour un vieux loup comme lui. Il y a la traditionnelle brochette d'écrivains âgés que l'on glorifie, servie par la panoplie de jeunes que l'on tance, jamais méchamment, toujours à la bonne franquette, attention, qu'on leur dit, vous êtes encore bien jeunes, vous les jeunes, travaillez comme il faut et vous finirez par devenir des écrivains âgés, prenez exemple sur ces autres jeunes qui sont en avance pour leur âge, car il y a des exceptions à la jeunesse, et heureusement ! L'émission progresse ainsi, de considérations littéraires en fulgurances biographiques, quand vient le mot de la fin. Le présentateur regarde un bristol.

— Oui, vous savez que c'est bientôt l'heure tant redoutée du Goncourt. Un prix que nos jeunes auteurs feraient bien d'éviter. (Gloussements sur le plateau.) Eh bien, découvrons en exclusivité la liste des cinq vilains petits canards encore en piste.

Les photos des nominés apparaissent sur l'écran. Louise attrape ravant-bras de son mari.

— Ne t'en fais pas, dit-il. C'est mérité.

— Ainsi s'achève notre émission, dit le présentateur.

— Et la semaine prochaine, spéciale « Goncourt, J moins dix », dit une voix off. Nous recevrons les nominés un par un.

— Le favori, c'est Philippe, précise le présentateur.

— Et Goncourable, dit la voix off.

— Présent ! lance Goncourable.

— Mais rien n'est joué, dit le présentateur. Bonne lecture !

La bouilloire siffle le thé. Il se soulève et part à la cuisine. On l'entend qui froisse des paquets. Il est tranquille comme un champ de blé à l'automne.

— Tu veux Marco Polo ou Pouchkine ?

Louise ne peut s'empêcher de l'admirer. Elle ne savait pas son mari aussi courageux.

— La littérature me gave, mon chéri, dit-elle.

— Il ne faut pas, ma Louise. La littérature a bon fond.

Il n'a ni aigreur ni malice. Il est détendu comme ces types qui lavent la vaisselle dans les publicités. Son étoile lui sourit à nouveau. « C'est si simple, finalement, pense-t-il. Il faut laisser faire le destin. Tout ce qui nous arrive est pour le mieux, même le Goncourt. » L'envie le prend de faire quelques assouplissements, là, au milieu de la cuisine. Il tire sur le deltoïde et il s'imagine en lutteur d'aïkido qui transforme la force antagoniste du Goncourt en une énergie positive qui fait avancer l'univers.

Les cuillères tintent dans la porcelaine. « C'est le meilleur mari du monde, pense Louise quand il vient s'installer au salon avec des sablés. Avoir un Goncourable à s'occuper, voilà qui n'est pas à la portée de n'importe quelle femme. Il faut des trésors de patience et d'écoute, des montagnes de sacrifices personnels. » Jamais Louise ne s'est sentie aussi forte.

— Bonsoir à tous ! Bonsoir public ! (Applaudissements du public.) Bonsoir à vous, les amoureux de littérature française! Heureux de vous retrouver en notre compagnie, et ce soir n'est pas tout à fait un soir comme les autres, n'est-ce pas Jean-Pierre ?

— Non, Fred.

— Car nous sommes avec un écrivain dont on parle beaucoup en ce moment, et ce n'est pas avec des mots doux, si j'ose dire, un écrivain qui va tenter de se défendre, j'ai nommé... GONCOURABLE. (Applaudissements.) Enfin « prétendant », c'est une façon de parler, car mon petit schtroumpf me dit qu'il n'est pas trop demandeur de ce prix-là, hein !... Bonsoir Goncourable.

— Bonsoir Fred, bonsoir Jean-Pierre.

— Punaise, vous n'avez pas bonne mine, Goncourable. On vous a raté au maquillage, ou quoi?

— J'ai très mal à la nuque.

— Alors, Goncourable, mis à part la santé, pas trop la pression ?

— Certainement, Fred. Mais on s'habitue.

— Ha, ha ha ! « On s'habitue », toujours décontracté le Goncourable, eh oui, c'est une de vos forces. Vous êtes du genre à plaisanter sur l'échafaud.

— Je crois bien. (Rires.)

— Commençons d'abord par vous poser une question qui est sur toutes les lèvres, une question d'actualité. On parle de réformer le prix Goncourt. Voire de le supprimer. Qu'en pensez-vous, vous qui êtes aux premières loges ?

— Vous pouvez prendre votre joker, Goncourable. Il pourra prendre son joker, Jean-Pierre. (Cris «Joker, joker!»)

— Je vais vous répondre franchement. (Applaudissements du public, on reconnaît l'éditeur au premier rang.) Que reproche-t-on au Goncourt? Des broutilles. On dit qu'il est cruel, injuste, vendu. Trop XXe siècle, en somme. On prétend qu'il s'acharne sur certaines maisons d'édition, au détriment des autres que l'on favorise et qui ne l'ont jamais. On stigmatise ses gaffes énormes : Proust en 1919, Malraux en 1933. Céline lui-même a failli y passer. On a eu chaud. Alors on doute. J'ai douté, moi aussi. Mais j'ai compris. Ne jetons pas le vénérable centenaire avec l'eau du bain. Nous avons besoin du Goncourt. Il doit rester ce vaisseau amiral qui balise les abîmes de la médiocrité littéraire. Jugeons-le aux résultats. Par cent fois il a laissé tomber son couperet, et franchement, le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il n'a pas failli à sa mission : la plupart des livres couronnés sont insignifiants et leurs auteurs condamnés à l'oubli. Si c'est pas un beau palmarès! (Applaudissements.)

— Vous êtes d'un fair-play étonnant, Goncourable. N'est-ce pas, Jean-Pierre?

— C'est un saint.

— Alors, Goncourable, je rappelle aux téléspectateurs qui viennent de nous rejoindre que vous allez peut-être, je dis bien peut-être, recevoir le Goncourt, la semaine prochaine, au restaurant Drouant, célèbre pour son petit homard aux aubergines confites, sauce corail.

— Oui, enfin rien n'est joué.

— Rien n'est joué, comme vous dites, mais vous êtes le favori, tout de même. Les critiques sont d'accord. Vous avez une sacrée presse, si j'ose le mot, une presse qui vous éreinte, ça! On vous découpe en petits oignons. C'est vous le homard, si je puis dire. (Rires.) Pour une fois, ce n'est pas Philippe, le pauvre, il a un an de répit.

— Philippe est un écrivain. Il est meilleur que moi sur tous les critères. Que cela soit clair. Ne me regardez pas avec vos yeux de lapin surpris par les phares. (Rires.) Je ne suis pas de ceux qui vont se taire en attendant les résultats, par fausse modestie ou par calcul. Je pense que... c'est mon livre qui mérite le Goncourt cette année. (Brouhaha dans le public. )

— ...?...

— ... vous avez entendu comme moi, Fred...

— Silence SVP ! Je veux le silence !... Alors, Goncourable, comment... Nous avons bien entendu, Fred et moi ?

— Oui, Jean-Pierre. Je prends sur moi le Goncourt.

— Et comment... comment... justifiez-vous ce choix, délibéré, assumé, grave on peut dire.

— Le Goncourt, j'y travaille depuis des années. C'est le résultat d'une remise en cause permanente. (Brouhaha dans le public. )

— Laissez-le s'expliquer... Vous disiez, Goncourable ?

— Je veux le Goncourt.

— Bien, admettons, encore que cela dépasse la raison, mais puis-je vous demander pourquoi ?