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— Écoutez, Jean-Pierre... comment vous le dire... le Goncourt c'est beaucoup d'argent. Comprenez-moi bien. Il y a eu tellement d'efforts. C'est pas évident, vous savez. Il ne suffit pas de se dire « aujourd'hui je me force à écrire mauvais », non, la littérature est une mécanique subtile qui ne se commande pas. On a besoin d'inspiration. Mes droits d'auteur, je les ai durement gagnés. D'ailleurs je tiens à remercier Louise, ma compagne, qui a toujours été à mes côtés...

— Louise?... Ha! Vous tombez bien, Goncourable. Louise... Elle est ce soir l'invité mystère du plateau littéraire! (Jingle « When a man loves a woman », applaudissements.)

— Ah, pour une surprise, c'est une surprise !

— Venez, Louise, approchez. Donnez-lui un micro, Fred. Vous êtes superbe, Louise... Alors Louise, que pensez-vous de votre mari ?

— J'en suis fière.

— Parlez dans le micro, on vous entend mal.

— J'en suis fière.

— Parce qu'il y a des femmes qui ne seraient pas contentes, n'est-ce pas, il y a des femmes qui divorceraient, hein Fred, on en a vu, pour les Goncourt précédents, ça met une pression dans les couples, ça jette un froid, je suppose.

— Écoutez, Jean-Pierre, quand on s'est mariés, Goncourable et moi, on a fait ça devant Dieu et les hommes, on s'est dit « pour le meilleur et pour le pire ». Je ne vais pas le lâcher en ce moment.

— Au revoir, Louise. Merci pour votre témoignage. (Applaudissements.) Vous avez de la chance, Goncourable, après tout. Un sacré bout de bonne femme que vous avez à la maison, malgré vos piètres performances littéraires.

— Ne soyez pas bêtement vexant, Fred.

— Mais je ne le suis pas, Jean-Pierre. Regardez-le. Il se porte comme un charme. Je ne vous ai pas vexé, hein, Goncourable ?

— Du tout. Il faut appeler un chat un chat, et un mauvais écrivain un mauvais écrivain. Pour mettre les bons écrivains en valeur, les mauvais sont indispensables. J'assume mon rôle avec sérénité. Je suis droit dans mes bottes. Vous connaissez la fable du joueur de flûte et des rats ? Eh bien moi, c'est pareil. Quand j'écris, je joue de ma flûte à moi, je prends sur moi la petitesse de la littérature française, elle me suit dans mon texte, je l'emporte dans mes livres. La littérature française s'en sort purifiée, comme neuve. (Léger brouhaha dans le public qui va en augmentant, seul l'éditeur reste de marbre.)

— Alors un dernier mot pour conclure, car on me dit que le temps presse, votre vision à long terme...

— J'ai une sacrée responsabilité. Si je fais mal mon travail, si mon roman n'est pas l'aimant indispensable qui capte les médiocrités comme le filtre du lave-vaisselle recueille les arrêtes du maquereau, la littérature française risque gros. Dès lors, il est juste que mes tirages soient les plus imposants de la littérature française : c'est la compensation financière pour mon talent hors normes, presque mystique... (Brouhaha, sifflets, « ouh ouh », « faites-en du pâté ».)

— Merci, Goncourable, et maintenant...

— ...avant, je dramatisais. Je le prenais personnellement, ce Goncourt. Je ne comprenais pas pourquoi certains écrivains paraissaient heureux de le recevoir. Sur leur visage se lisait la sérénité, parfois une froide désinvolture. Leurs yeux brillaient. Un type, je me souviens, posait devant les photographes avec son livre fraîchement couronné, il le mettait contre son visage comme s'il était un prolongement du menton, une excroissance naturelle. Les quolibets ne le touchaient plus. Cet homme avait accepté son rôle de brebis sacrifiée pour le bien de la communauté. Mieux, il en était fier. Telle la jeune fille aztèque qui trépassait pour amadouer les dieux...

— On me dit, Jean-Pierre, on me dit (taisez-vous un peu, Goncourable !), on me dit qu'on n'a plus le temps, c'est très intéressant, Goncourable, mais vraiment... on va passer au nominé suivant, mais avant je consulte les votes du public : « Souhaitez-vous que Goncourable obtienne le Goncourt? », telle était la question, et vous avez répondu, je regarde notre huissier, vous avez répondu... « non » à 52 %, ce qui est très, très serré. Je vous rappelle que vous pouvez voter pendant toute la semaine, le numéro indigo s'affiche en bas de votre écran, si vous souhaitez que Goncourable décroche le Goncourt, tapez UN, si vous voulez que ce soit un autre, tapez DEUX. Bien sûr, ce vote n'a pas d'influence directe sur le jury, mais, mais, mais.

— Et maintenant nous allons à Clichy, la patrie de Philippe, l'autre grand favori...

François éteint le poste. Il reste quelques minutes à contempler le trou anthracite. « Je ferais bien une nouvelle série sur le thème de la télé-poubelle », se dit-il.

Le téléphone sonne le téléphone. Sonne le téléphone sonne. Le téléphone sonne le té.

Louise décroche à la troisième. Ça porte chance, la troisième.

— C'est de la part de qui?... Je vous le passe.

Goncourable, en marcel et méduses, prend le combiné.

— Lui-même. Vous en êtes sûr?... Tant pis.

Louise guette la réaction de son mari. Lui se gratte la nuque. Ses doigts fins font pleuvoir un peu de pellicules en minijupe.

— Je ne l'ai pas, dit-il lentement. C'est Philippe qui s'y colle. Le public a voté pour lui massivement et le jury a suivi.

Il est déçu. Dans sa vie, il n'aura même pas réussi à décrocher le Goncourt.

Il ouvre une Heineken, la bière des petits bras.

— On pourrait partir à la campagne, dit Louise.

C'est une bonne idée, la campagne. Ou l'étranger. Personne ne le connaît à l'étranger.

— Il faut qu'on change d'air, dit-il.

— C'est ce que je disais... euh, chéri.

Louise a failli dire « Goncourable ». Elle s'est aperçue à temps que son mari n'est plus cet adjectif qu'il a été pendant deux mois. En un coup de fil, son statut a changé. Ça lui fait drôle. Elle se demande quel est le prénom de ce type, en marcel et méduses, qui se gratte le cuir en envoyant vers le ciel de petits rots à base de Heineken.

Au même moment, il y pense aussi. Car c'est important un nom et un prénom à soi, quand on veut reprendre une vie comme avant. On ne peut tout de même pas s'appeler lambda ou epsilon. Il essaye de se souvenir. La dernière fois où il s'est appelé par son prénom. C'était il y a deux mois. Dieu que cela paraît loin! Il venait de se raser, et il partait en ce début d'après-midi pour chercher un cadeau à Louise. Il s'était dit alors, en baffant l'after-shave : « Bruno, il faut casser la tirelire. »

Non, ce n'était pas Bruno... François, peut-être?... Non, François c'est l'autre... Iegor?... C'est pire.

Il se sent démâté en pleine mer. La nuque lui fait mal.

— Nous allons prendre un nouveau départ, marmonne-t-il en secouant la tête comme si la douleur pouvait partir. Qu'est-ce donc que la littérature française? C'est à peine 0,2 % du PIB.

— Oui, mon amour, dit Louise.

Dehors, sur les trottoirs, le vent mauvais de novembre balaie les pages de septembre.

Paris, novembre 2002 — mars 2003

Aux origines du Truoc-nog

En novembre 2002, alors que je me sentais en pleine forme, je me suis brusquement demandé si je n'avais pas vieilli.