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Mettez-vous à ma place. J'étais sur Internet, je feuilletais par-ci, par-là, quand je suis tombé sur la liste des lauréats du prix Goncourt. Cette liste, la voici.

Nau

Frapié

Farrère

Tharaud

Moselly

Miomandre

Leblond

Pergaud

Châteaubriant

Savignon

Elder

Benjamin

Lanoux

Conchon

Borel

Charles-Roux

Mandiargues

Clavel

Marceau

Tournier

Laurent

Carrière

Chessex

Laine

Ajar

Grainville

Decoin

Modiano

Maillet

Navarre

Bodard

Fernandez

Barbusse

Bertrand

Malherbe

Duhamel

Proust

Pérochon

Maran

Béraud

Fabre

Sandre

Genevoix

Deberly

Bedel

Constantin— Weyer

Arland

Fauconnier

Fayard

Mazeline

Malraux

Vercel

Peyré

Van der Meersch

Plisnier

Troyat

Hériat

Pourrat

Bernard

Grout

Bory

Triolet

Gautier

Ambrière

Curtis

Druon

Merle

Colin

Gracq

Beck

Gascar

Beauvoir

Ikor

Gary

Vailland

Walder

Schwarz-Bart

Horia

Cau

Langfus

Tristan

Duras

Queffélec

Host

Ben Jelloun

Orsenna

Vautrin

Rouaud

Combescot

Chamoiseau

Maalouf

Van Cauwelaert

Makine

Roze

Rambaud

Constant

Echenoz

Schuhl

Rufin

Quignard

Et là, j'ai eu envie de faire ce test qui mesure les facultés mentales, vous savez, celui que l'on voit parfois dans les magazines de santé. J'ai observé ces gens attentivement pendant deux minutes, j'ai fermé les yeux et j'ai essayé de les retrouver de mémoire. (Vous pouvez, chez vous, faire le même exercice.) Résultat, j'ai réussi à sortir une quinzaine de noms. Une toute petite quinzaine, et c'est tout. J'étais très déçu. Et inquiet. Était-ce le début de la sénescence ?

J'en ai parlé à mon médecin. Il m'a regardé le fond de l'œil. « Je ne vois rien, m'a-t-il dit. Faites du sport.»

Un ami m'a conseillé de prendre des cours de mnémotechnique. « Avec ça, le tableau de Mendeleïev, c'est Angers in ze noze », m'a-t-il assuré avec ses airs de Superman. « Essaye donc les lauréats du Goncourt », ai-je répondu, un peu blessé par son arrogance. Il a chiffonné la liste entre ses fingers. Nau, Frapié, Farrère... Il s'est dégonflé. « Je ne suis pas un littéraire. Autant apprendre le bottin. » Je revenais au point de départ et je n'avais plus d'ami.

Quelques jours plus tard, après une bonne nuit de sommeil et une cure de vitamines, j'ai décidé de refaire une tentative. Quand même, me disais-je, le prix Goncourt est le prix littéraire le plus connu. Il est à la proue de la littérature française. Tu dois y arriver. Fais un effort !

Je me suis concentré. L'astuce est de prendre le problème à l'envers. Au lieu de penser bêtement à cette liste comme si elle était une suite d'objets sans lien entre eux, il faut envisager la littérature française dans son ensemble et en déduire la liste des lauréats. Après tout, sans littérature française, il n'y aurait pas de prix littéraires, donc de Goncourt. Le raisonnement me paraissait infaillible.

Aussitôt dit, aussitôt fait. La tête entre les mains, j'ai ruminé les noms des écrivains qui entraient selon moi dans la composition de la littérature française. C'est à ce moment que les cours du lycée sont remontés à la surface, mélangés à de vagues souvenirs de livres glanés çà et là. Me voilà tout content avec les premiers noms qui commençaient à sortir. Je pensais au Lagarde et Michard (celui avec un tableau abstrait en couverture) et je sentais la réussite parader au bout du tunnel. Quand j'ai comparé ce que j'ai obtenu avec la liste originale, je suis tombé de haut. Non seulement je n'ai pas dépassé les vingt noms de lauréats véritables, mais je les ai mélangés avec une cinquantaine qui n'avaient rien à voir avec le Goncourt, des intrus vicieux, des usurpateurs de bon sens, dont Alain-Fournier, Anouilh, Aragon, Aymé, Bazin, Beckett, Blondin, Calet, Camus, Céline, Cendrars, Claudel, Cocteau, Colette, France, Genêt, Gide, Giono, Giraudoux, Green, Guitry, Ionesco, Jarry, Jouhandeau, Loti, Louys, Mauriac, Maurois, Montherlant, Nimier, Pagnol, Péguy, Perec, Queneau, Renard, Romains, Saint-Exupéry, San-Antonio, Sarraute, Sartre, Schusterling, Simenon, Vercors, Vialatte, Vian et j'en oublie. Un désastre !

Chacun de ces écrivains — ou devrais-je dire gêneurs, ou faux amis – méritait le Goncourt, du moins c'est ce que je croyais. Pourtant tous y avaient échappé. Quel était ce mystère?

C'est un problème dont personne ne parle, me suis-je dit alors. Un problème de culture générale. Nau, Frapié, Farrère et les autres sont des écrivains pour l'élite. En revanche, mes cinquante gêneurs, ou faux amis, sont très grand public. Le lycée fait fixette sur eux au détriment des écrivains exigeants, difficiles d'accès, comme Nau, Frapié et Farrère. Si l'on ne connaît pas Maurice Bedel ou Constantin-Weyer, tous deux prix Goncourt, c'est que ce sont des écrivains qui se méritent.

J'ai essayé de me les procurer chez mon libraire. Il a ouvert de grands yeux vides. « Encore un qui ne fait pas partie de la caste supérieure », ai-je pensé avec ce mépris qui me caractérise pendant que j'épelais Be-del, B-e-d-e-l.

Il a plongé ses doigts dans le gros ordinateur. Il y est resté longtemps. Quand il a émergé, il m'a dit poliment, mais fermement, qu'il ne vendait pas les livres de botanique ni les manuels scolaires. Confus, j'ai bredouillé quelque chose sur le prix Goncourt, tout ça. «Je peux vous proposer un Proust», m'a-t-il répondu. Son sourire commerçant a éclairé la librairie. J'ai fait semblant de m'intéresser et j'ai fini par l'acheter — je ne tenais pas à me fâcher avec mon libraire.

En rentrant chez moi le long des quais, je ruminais le problème des lauréats disparus, enlevés par l'oubli, et celui, plus troublant encore, des gêneurs, ou faux amis, qui étaient passés entre les mailles. Je ne voyais pas de solution évidente. J'étais contrarié aussi à cause du Proust qui m'avait fait perdre douze euros.

Finalement, j'ai réussi à le revendre à un bouquiniste. «Vous savez, c'est un écrivain qui a eu le Goncourt», ai-je lancé avec un enthousiasme calculé, car j'avais bon espoir de faire mousser le prix. «Ah ben mazette, a dit le marchand, ça en diminue la rareté, dites donc. Un Goncourt, ce sont de gros tirages. Les gens m'en apportent par caisses entières. J'en ai tellement que j'en jette à la Seine. Voyez, là-bas, les livres qui flottent? » Je ne voyais rien, évidemment, à cause de ma myopie.