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Les yeux de Goncourable se voilent de larmes et il se détourne de son éditeur.

« Petite nature », pense celui-ci, non sans raison. Jamais personne n'avait forcé Goncourable à écrire, sinon son incurable vanité. Au lieu de se lamenter, il n'a qu'à s'en prendre à lui-même. Il aurait très bien pu se contenter d'enseigner sans écrire. Il y en a qui le font. Entre nous, on ne devient pas Goncourable par hasard. Après tout, il n'avait qu'à être meilleur, au lieu de se plaindre maintenant. Et si l'on est incapable de se hisser à un certain niveau, il faut avoir le courage d'abandonner.

Voilà ce que pense l'éditeur derrière ses lunettes Armani, quand soudain Goncourable redresse les épaules et plante sa fourchette dans le salsifis.

— Cela ne sera pas ! Je vais les appeler! Leur prix, je le refuse, ils peuvent me rayer d'emblée. Je préfère garder des tirages feutrés que d'être la risée de la littérature française. Ils trouveront bien un fauché d'écrivaillon qui a besoin d'argent et qui sera heureux d'accepter le déshonneur, mais moi, c'est non merci.

Terrifiant est l'homme qui refuse l'argent par principe !

Tout en parlant, il sent confusément la fragilité de sa position. Car il ne suffit pas de dire « je refuse » pour être lavé de la souillure, ce serait trop simple, tout le monde le ferait. Comme si un cancre pouvait refuser une place de dernier de la classe! Alors il tente de se fabriquer des ventouses morales. En crachant sur l'argent, il pense sortir du Goncourt par le haut. Une sorte d'ivresse l'emporte. Les mots gambadent en liberté. «Tirages feutrés ! » « Déshonneur ! » « Non merci! » Ils tissent autour de lui un cocon qui ressemble à de la grandeur d'âme. Le menton de Goncourable déploie ses ailes et s'envole au sommet du visage. Les yeux néanmoins restent glissants.

En face, le sourire de l'éditeur se durcit. C'est un entrepreneur. Il ne peut accepter que les gesticulations de Goncourable nuisent à l'entreprise. La semaine prochaine, il négocie un crédit relais avec son banquier. Il doit agir vite.

— Malheureux ! s'écrie-t-il. Ne faites pas de bêtise, je vous en conjure, vous risqueriez de... de... Les jurés du Goncourt sont comme les gouverneurs de la Banque centrale européenne, ils détestent qu'on fasse ouvertement pression sur leur choix. Toujours cette prétendue indépendance. En revanche, si l'on est discret, par des voies détournées, en frappant au bon souterrain, on progresse rapidement... Pas mauvais, ce petit anjou, dites donc.

Il passe au fromage.

— J'irai voir... Charles-Roux, tiens! La présidente. Sa voix compte double. Je lui dirai : « Ecoute, Charles-Roux, tu ne peux pas me faire ça », et elle me répondra avec son flegme habituel : « Je veux bien mais donne-moi un nom », et là je dirai « Philippe », et elle s'inclinera, la Charles-Roux, je lui ferai relire votre livre, posément, et elle ne pourra que tomber d'accord. « Nous avons fait une faute d'appréciation, dira-t-elle. Ce livre ne mérite pas le Goncourt. » Alors je dirai : « Signe une décharge, Charles-Roux, reconnais tes torts et n'en parlons plus ».

Plus il parle, plus il s'enflamme, l'éditeur, il est beau comme de la braise, jamais il n'a été aussi éloquent. En ce moment, il en blufferait dix mille, des nominés, car il sait leur parler dans le sens des lendemains qui gazouillent.

Il avance son couteau dans le camembert.

— Cinq ans que nous n'avons pas été nominés pour le Goncourt, nous pensions être tranquilles, et bang ! La douche froide... Vous en voulez, non? Vous avez tort, c'est excellent... Où en étais-je?... Ce ne devait pas être notre tour, cette année. On en a paraphé entre nous. Il faut un juste équilibre entre les grands éditeurs. Pour que ce ne soient pas toujours les mêmes qui récoltent le caca sur la tête... On s'est mis d'accord à l'époque, on voulait bien le Renaudot, voire le Fémina de temps à autre, ou le Médicis à la rigueur, mais donnant-donnant! En échange, on nous libère du Goncourt. Les gens n'ont plus de parole !

L'éditeur paraît abattu par cette rupture de contrat moral. Il ne finit pas son morceau.

Goncourable se demande si c'est du lard ou du cochon. Il oscille entre colère et crédulité. Pendant un instant, dans son esprit littéraire dopé aux métaphores, il se voit en grenadier voltigeur qu'on envoie vers la place forte de l'ennemi. Tandis qu'il se fait tronçonner par le Goncourt, l'éditeur, lui, tète tranquillement le cigare, la panse saturée de restaurants, les lèvres luisant de graisse comme celles d'un marchand de canons.

Aussitôt il regrette ses mauvaises pensées. Le regard de l'éditeur, rempli de compassion collante, l'attrape et le tire de la fange. L'homme ne demande qu'à croire aux chimères. Il n'a pas le choix. Où irait-il, s'il rejetait la main tendue ? Il serait seul, avec son Goncourt sur les bras, autant dire avec une balle dans la tempe, jeté dans cette fosse commune où la littérature se débarrasse des falots. Qu'on le veuille ou non, un éditeur c'est quand même une verrue d'espoir.

C'est en s'y accrochant de toutes ses forces que Goncourable bafouille :

— Voyons, on ne l'a pas encore. Je suis sûr qu'on a un moyen.

— Vous prendrez bien un dessert ? dit la serveuse.

Goncourable retrouve un semblant d'équilibre :

— Mais oui, quand on y pense, ils ne peuvent pas nous le donner. Il y a foule d'éditeurs qui ne l'ont encore jamais eu. Regardez Actes Sud, l'Olivier, P.O.L, Verticales... C'est leur tour maintenant! Depuis le temps qu'on en parle. On ne peut taper que sur les gros. Ce serait de la discrimination. L'injustice hurlerait au viol. Déjà l'année dernière, quand c'est Gallimard qui l’a eu pour la trentième fois, on a parlé d'acharnement. Tenez, je vais écrire un pamphlet à ce sujet. Il n'y a pas de raison que les petits éditeurs soient en reste. Ils publient leur lot de mauvais livres comme les autres !

L'éditeur boit une gorgée d'eau froide.

— Ne vous mêlez pas de ça, cher publié. Laissez ces affaires de prix aux professionnels. On trouvera bien un arrangement entre nous. N'oubliez pas que du point de vue éthique, il est difficile d'attribuer un Goncourt à un petit éditeur car ils sont considérés par une certaine élite comme des « laboratoires » de la littérature française. C'est chez eux, paraît-il, que se fait la littérature de demain. (Il a un sourire condescendant.) Leur attribuer le Goncourt, même s'ils le méritent autant que les autres, serait très politiquement incorrect.

Et il ajoute :

— Ne vous faites pas de bile. Je vous promets que l'on fait tout pour l'éviter. N'y pensez plus.

Arrivé au dessert, enrobé qu'il est de paroles anesthésiantes, Goncourable semble moins agressif, son dos paraît moins voûté et son regard ose parfois s'aventurer sur les contours de la serveuse. L'éditeur se dit qu'il a limité les dégâts. Finalement, on a vu pire, comme nominé. Celui-ci ira loin.

Il sort sa carte de crédit.

Goncourable prend note du montant élevé de l'addition qu'il n'aura pas à payer. Sur l'échelle des sacs, on est encore loin du plein cuir, mais ce n'est plus de la toile de jute. Une ombre de satisfaction traverse son esprit comme un volet qui se ferme sur une façade ensoleillée.

Pour la première fois depuis la triste nouvelle, Goncourable ne pense pas au Goncourt. La serveuse appétissante lui tend sa veste. Il ne se presse pas pour sortir. Sur le pas de la porte, il ferme les yeux et respire un grand coup, si profond que tout Paris, avec ses quais et ses boulevards, ses jardins et sa couronne, s'engouffre dans les poumons. Que ne donnerait-il pas, à cet instant, pour retenir le mois d'août à jamais, qu'il n'y ait pas de septembre, pas d'automne, et pas de...