Un pigeon crasseux et hagard s'envole brusquement devant son nez.
Le mardi suivant, alors que son livre vient d'arriver en librairie, Goncourable retrouve François au pub irlandais. Les yeux se croisent, les doigts se touchent dans le bol aux olives.
François est un thermomètre. Il permet de se jauger. Il est un peu minable mais pas trop, il a l'échec facile tout en ayant quelques réussites mineures à son actif, et l'on se sent valorisé par sa présence. Rien ne remonte le moral autant qu'une après-midi en sa compagnie.
François est plasticien, il expose des étrons dans une galerie sympa de la rue Bonaparte, il a une clientèle stable, principalement faite d'industriels américains en vacances et de musées provinciaux d'avant-garde, ce qui assure de bons petits revenus mais ne satisfait absolument pas sa soif de prestige. François se considère digne du Moma, ou du Centre Pompidou à la rigueur, et il ne s'en cache pas. Face à ces prétentions hors normes, Goncourable grince de ce sourire vénéneux des poètes supérieurs. Car s'il est certain d'une chose dans cette vie, c'est que jamais François ne parviendra à dépasser le cadre suranné, parisien d'Épinal, de la rue Bonaparte. Bien sûr, ces réflexions, Goncourable les garde pour lui. Il se contente de mâcher les olives.
Aujourd'hui cependant, il n'a pas du tout l'ironie spontanée. Ils sont perchés avec François sur des tabourets de bar, ce qui leur donne l'illusion de dominer le monde, et Goncourable, après avoir longuement hésité mais ne pouvant conserver ce fardeau pour lui seul, raconte l'horrible malheur qui l'a frappé.
— Cependant rien n'est joué, tempère-t-il aussitôt. Je suis seulement nominé. Il n'y a pas le feu à l'Académie.
François n'est que moyennement surpris. Il n'a jamais apprécié les écrits de Goncourable, qu'il juge trop banals, remplis de phrases qui se traînent, et de médiocre facture.
Au mur du bar, au-dessus de la flèche vers les toilettes, au milieu des traces d'un vieux dégât des eaux, est accrochée une gravure jaunie d'orchidée. François ne peut s'empêcher de comparer ce mur et le peu qu'il ait lu de Goncourable. Il pense à la dédicace qui orne le dernier opus. « À François, le plasticien merveilleux, avec une connivence d'artiste », avait osé Goncourable sur un exemplaire d'auteur qu'il avait tendu par-dessus les olives. C'était il y a un mois. François, lui, n'a jamais offert d'étron à Goncourable, même un fusain, même une esquisse, rien. N'allez pas croire que c'est de la mesquinerie. Les étrons sont des exemplaires uniques qu'on n'offre pas à la légère.
— C'est injuste! clame François (et l'on dirait qu'il porte sur sa figure toute la révolte du monde). Pourquoi toi, alors qu'il y a tant d'écrivains vraiment mauvais?
Goncourable est trop plongé dans ses problèmes pour sentir les abîmes de nuances qui se cachent derrière ce « vraiment ». Son doigt fait des arabesques avec des restes de bière qui irriguent le zinc.
— Je l'ai trouvé plus... immédiat que le précédent, s'aventure François. En fait, c'est peut-être ton meilleur livre.
Il va de soi que François ne l'a jamais ouvert (tout comme on n'ouvre jamais le calendrier des étrennes avec le chat rose en couverture, ou l’Encyclopaedia Universalis), et il ne comptait pas le faire. Son temps est trop précieux pour se remplir de balourdises. Maintenant, c'est autre chose. Le malheur d'autrui est très excitant. Il y a le Goncourt à l'horizon. Son ami est entré dans l'actualité. François va dévorer la honte de Goncourable le soir même, en piaffant d'impatience, et d'excellente humeur, riant parfois à bouche de volcan comme s'il lisait le premier roman d'une starlette.
Il n'en a pas lu une ligne, et pourtant il dit :
— Je trouve tes phrases... taillées au ciseau.
Goncourable prend ça pour un compliment.
— Oh François ! Merci ! Moi aussi j'aime mes phrases. C'est une des grandes réussites de mon texte. Quand on est deux à penser pareil, c'est rassurant.
Il saisit sa bière à deux mains. La trace humide laissée sur le zinc ressemble à un soleil.
Voyant l'espoir renaître chez son ami, François regrette d'en avoir dit autant. Il s'est gâché le plaisir.
— On t'a nominé, dis donc. On a voté pour toi... Ça me donne les foies...
— Copinage et compagnie ! s'esclaffe Goncourable. Voilà comment ça se passe de nos jours. Avant, ça devait être objectif, je suppose. On sélectionnait le plus mauvais d'après un faisceau d'indices. Le pompeux dans le style, par exemple, ou le sujet étriqué, globalement creux, la prédominance de thèmes éculés, l'obéissance servile aux canons à la mode, ou encore la savonnette sociale, plus marketing que sociale, évidemment, tout cela pouvait conduire à la nomination.
François se délecte à reconnaître tous ces travers dans Goncourable, à des degrés divers. « C'est incroyable à quel point l'homme est aveugle à ses propres insuffisances, se dit-il. Ce serait un beau thème pour aborder une nouvelle série dans mon œuvre. »
— Et aujourd'hui ? Tu penses que les critères ont changé ?
Goncourable ne fait pas attention au sourire bienheureux qui décore le visage de son ami.
— Il y a un peu de ça, dit-il. Je suppose qu'un roman vraiment mauvais sera nominé de toute façon. La preuve, regarde Philippe. Mais il y a aussi des considérations politiques. Les éditeurs ont leurs arrangements. Les jurés sont une collection de vendus de la pire espèce. Heureusement, mon éditeur a des relations.
François est un peu déçu.
— Mais il faut le dire, ça ! s'emporte-t-il. Le dénoncer! Il faut redonner au Goncourt sa signification d'antan. Tu pourrais écrire une tribune...
— Je ne le sens pas, grimace Goncourable.
— Oui, je comprends, dit François. Tu as peur qu'ils considèrent ton avis comme biaisé, vu que tu es... Goncourable. (Il détache bien le mot Goncourable pour le rendre lourd et malodorant.) On objectera que tu manques de recul. Tu pourrais passer pour un aigri. On dira que tu es animé d'une envie de vengeance personnelle.
— Surtout, je respecte trop le Goncourt pour lui nuire de quelque façon que ce soit, lâche Goncourable.
Il y a une authentique beauté dans ces propos, la beauté de l'incongruité, comme si un condamné à mort déclarait son admiration pour le docteur Guillotin avant de passer la tête dans la lucarne. Morituri te salutant!
François en reste pétrifié. La sincérité de Goncourable n'a pas de poils au pubis. Elle est fraîche et désarmante.
— Oui, poursuit Goncourable, auréolé par son courage. Je trouve que c'est un des formidables avantages de la littérature française que d'avoir inventé le prix Goncourt. Un prix repoussoir, un prix en négatif. Terrible pour celui qui le reçoit, mais utile pour les autres. Grâce à lui, des milliers de littérateurs en herbe ont un exemple vivant de ce qu'il ne faut pas faire en littérature. Il n'y a pas de meilleure école.