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Goncourable s'écoute parler. Il se trouve noble et beau, lucide et élégant, fair-play jusqu'à l'absurde — en deux mots, indigne du Goncourt. Comme le cancre qui toise du regard son professeur, certain que c'est le meilleur moyen de ne pas se faire interroger, il récite les vérités premières sur le Goncourt en se sentant protégé.

— Quand j'ai commencé à écrire, je m'achetais systématiquement le Goncourt. Je surlignais les pages aux endroits particulièrement déprimants. Les erreurs des autres font progresser. J'ai appris certains paragraphes par cœur. Quand je me retrouve à travailler mon texte, ils sortent de ma mémoire et me guident comme autant de sens interdits. Cela fait longtemps que j'ai oublié les noms des écrivains qui les ont produites, mais les phrases sont restées.

« Eh bien, ça ne t'a pas servi à grand-chose cette fois-ci, pense François. Pauvre clown. »

Goncourable tripote machinalement son verre à moitié vide. Son index trace la lettre G dans la buée. Il songe à son adolescence, époque fertile où sont apparues les prémices de son écriture. Tous les espoirs étaient permis. Ah! les premiers flirts, les premiers flippers, le premier récit publié dans la feuille de chou ronéotypée du lycée! L'odeur de la Javel mélangée à la cigarette dans les toilettes des garçons!... La nostalgie, cet ingrédient essentiel du patriotisme, le fait soupirer :

— La France est forte. Pour la littérature, c'est le premier pays du monde. Le Goncourt y est pour beaucoup. À ma connaissance, il n'y a pas de prix comparable à l'étranger. On essaie d'imiter le Goncourt (je pense notamment au Booker Prize en Grande-Bretagne et au prix Cervantes en Espagne), mais personne ne parvient à ce dosage subtil de fausse ingénuité, de conformisme et d'apparat de pacotille qui caractérise les élus français.

Il proclame ça d'un ton magistral, sûr de son fait. François comprend que Goncourable est entré dans une phase psychologique où il se considère, à tort ou à raison, comme à l'abri du Goncourt.

— Je suis heureux de te voir en si bon état d'esprit, malgré la mauvaise nouvelle, dit-il. Et Louise ?

Goncourable se fige.

— Quelle Louise ?

— Tu ne lui as pas dit ! trépigne François.

— Bof, admet Goncourable, et son humeur se dégrade sensiblement. Mais on ne parle que de moi, aujourd'hui. Comment va la Fondation?

François renifle ses doigts qui transpirent la sauce d'olives.

— J'ai été refusé, pour le moment.

— Ça c'est dommage !

La conversation s'enlise un peu. François songe à l'injustice qu'on vient de lui infliger. Il ne parle plus que par onomatopées. Ils finissent par quitter le pub.

Ils descendent vers le boulevard Saint-Germain. Goncourable s'intéresse principalement aux boutiques de fringues. François, lui, cherche à entrer dans toutes les librairies qu'ils croisent, et il y en a, mais Goncourable s'y refuse sous des prétextes futiles. « Les montagnes de livres me donnent mal à la tête. C'est un défaut professionnel. » François a la sensation de tenir dans sa main une sardine qui frétille. Ils se séparent au croisement. Goncourable court prendre le 21. François, enfin libre, se précipite chez Gibert, au rayon nouveautés, où il se pavane devant la pile toute fraîche des livres de Goncourable, placés qu'ils sont juste à côté de ceux de Philippe, en évidence mais légèrement à part, comme si le libraire en avait déjà un peu honte.

Passe une quinzaine. Nous sommes chez Drouant. En bas, les cuisiniers ont désossé le sauvageon. Il n'y a pas de retour en arrière possible. La sauce onctueuse, petit lait du chef, a sali les assiettes.

Eh haut, accablés comme des atlantes, les jurés illustres ont le visage fermé des occasions solennelles. Le silence mâche le homard.

— Ces petits légumes manquent de tonus, se plaint quelqu'un.

— Ah, vous trouvez? fait son voisin.

— Le Honduras, entend-on à l'autre bout.

— Honduras ou pas, la Bourse, c'est pas fameux, reprend-on un peu partout.

De nouveau, le homard. Personne ne se lance. « Qu'il est difficile de faire partie d'un tribunal », pensent les grands hommes en soupirant.

Commence la meringue. Dos au mur, il faut se décider. La présidente tape du couteau. Les petits papiers blancs, tristes comme des télégrammes du front, se mettent à circuler. On les ramasse dans un saladier. On compte. De longues minutes, pénibles pour la digestion, se mettent à croupir. « Philippe, cinq voix. » Et Goncourable?...

Une.

Deux.

Et deux — quatre...

C'est fait. Les contours de Goncourable, jusqu'à présent dilués dans la masse des nominés, prennent soudain une forme très concrète : son nom a été retenu dans les dix moins bons.

Sortie de Drouant, la nouvelle se précipite sur les ondes. Cette fois, Goncourable a un entrefilet dans Le Figaro littéraire, un portrait dans Le Nouvel Observateur, et même un article de fond dans Libération, « Ecrivains, à vos marques : que le moins bon gagne ! », où il est cité, avec Philippe, comme l'un des favoris pour le bûcher. Libération n'a jamais fait dans la dentelle. L'article a une certaine résonance dans le milieu littéraire et quelques intellectuels s'émeuvent, comme chaque année, de cette façon de tirer sur l'ambulance. N'est-il pas un peu facile de s'en prendre à des écrivains qui sont déjà nominés ? Le haro sur le baudet ne grandit pas la littérature française. Arrêtons de détester en chœur les mêmes écrivains (ceux que la nomination pour le Goncourt autorise à détester) et prenons le risque de déplaire en critiquant d'autres livres, moins médiatisés. Ce débat récurrent est aussi typique de l'automne que la rentrée des classes.

Heureusement, Louise ne lit ni Le Figaro ni Libération. Parfois elle ouvre Le Monde, et encore. Dans Le Monde, depuis l'entrefilet de la fin août, on a choisi d'ignorer superbement le Goncourt, sans doute pour souligner une relative indépendance éditoriale. Car cette année Le Monde se veut au-dessus des modes, voyez-vous. Il met un point d'honneur à parler davantage du Médicis et du Renaudot, quitte à se faire accuser de snobisme et perdre quelques lecteurs. Il fait son malin. Quand on sera plus près de l'échéance, il s'y mettra à son tour, Le Monde, c'est obligé, comme il se met au Tour de France et à l'élection de Miss Univers, mais pour le moment sa fine bouche fait la moue.

— T'as vu, le Honduras, ça ne s'arrange pas, bâille Louise à travers les pages du journal.

— Tant pis pour eux, fait Goncourable en s'efforçant de garder une voix tranquille comme les glaciers, sans y parvenir.

Il a d'autres soucis que le Honduras, lui! L'heure est grave. Il compte ses doigts. Il y en a dix, autant que de nominés. Lequel d'entre eux passera à la casserole ?