— Qu'est-ce qui ne va pas ? dit Louise. Tu me caches quelque chose. J'ai de sombres pressentiments, pour nous, pour notre histoire... Tu as revu Noémie, c'est ça?
Goncourable ne répond pas. Il n'arrive pas à se confesser. Le Goncourt reste bloqué sur le bout de sa langue. L'orgueil littéraire est plus puissant qu'un frein à main. Comment avouer à celle qui partage notre vie que l'on a été sélectionné pour être la risée de la littérature française ? Louise croit en son talent. Elle a beaucoup sacrifié de ses ambitions personnelles pour qu'il puisse écrire à son aise. Elle se persuade que tôt ou tard il finira par percer. Ses rêves sont tissés de lauriers et de confettis dorés. Elle n'hésite pas à montrer les romans de Goncourable aux voisines, aux amies et à l'attachée commerciale de sa banque. Il est sa grande fierté.
Quand Goncourable songe à la bête immonde qui est suspendue au-dessus de sa tête, il se sent l'âme d'un escroc de petit calibre. Non, il lui dira tout le moment venu, quand il ne sera plus nominé — car il est impensable que ce cauchemar continue indéfiniment —, et elle comprendra.
— Oh la barbe, grimace-t-il. Tu ne vaux pas mieux que François !
Et sans donner d'explication — que pourrait-il dire? — il se précipite dans la rue, vers le pub irlandais.
« Il va retrouver l'autre garce », pense Louise.
Ainsi naviguent-ils d'exaspération en dispute, semant sur leur chemin des silences en trous noirs.
L'instinct de Goncourable a raison, malgré les apparences. La soupape, c'est François. D'abord, il est toujours là, François, quand on a besoin de purger des malheurs. Il montre des qualités d'écoute insoupçonnées. Ses yeux rayonnent de pitié ostentatoire comme si Goncourable était une riche grand-tante sur son lit de mort. A priori, on n'aurait rien à attendre de cette hypocrisie-là. Et pourtant!
Un mardi, entre deux doléances, Goncourable raconte le coup de fil qu'il a reçu la veille de son éditeur :
— Il a osé me dire, tiens-toi bien, François, il a osé me dire : «Vous avez tort de vous plaindre, on est à trente mille exemplaires vendus. » Comme si ça pouvait me consoler ! Moi, le nominé du dernier cercle ! Ah, le marchand de pécu !...
Il parle, et il remarque une chose étrange. Un nuage d'envie assombrit le visage de François, rien de dramatique, bien sûr, juste un froncement de sourcils à peine perceptible, une tendance à esquiver le regard, une nonchalance trop marquée pour être honnête.
Alors, à tout hasard, il dit :
— En librairie, c'est la ruée. Hier, boulevard Saint-Germain, il n'en restait que deux exemplaires.
— Pourtant, ils l'ont mis au fond de la table, s'étonne François. Ton machin est le dernier qu'on voit. Il faut presque le quémander. Ils sont un peu m'as-tu-vu. C'est Saint-Germain.
Goncourable observe attentivement les lèvres pincées de François et il ressent... une vague satisfaction, oui, un plaisir inhabituel.
Il continue, sans se presser :
— Au rythme où l'on va, je dépasserai les cent mille exemplaires avant Noël. Ce qui ferait... à un euro vingt de droits d'auteur par exemplaire... j'arrondis... parce qu'il y a la TVA... l'Agessa qui nous pompe... Cent mille euros, net!
Le chiffre est suffisamment claironnant pour pincer le cœur de François. Il sait ce qu'il faut produire puis écouler comme étrons pour empocher une somme pareille. Il regarde ses mains. Ce sont de grosses mains d'artiste qui tiennent entre leurs doigts une olive noire. Il pense à son galeriste qui lui prend la moitié des gains mais qu'il est obligé de saluer avec une amitié d'ornement. La matière première des étrons n'est pas donnée. La vie est ruineuse. Et là, à portée de crachat, on trouve des minables qui touchent cent mille euros net sans se fatiguer, par le fait même de leur minabilisme.
— Je vois qu'il n'a pas que des désavantages, ton Goncourt, souligne-t-il, sarcastique.
— Cent mille euros, net ! répète Goncourable comme une incantation. Cent mille euros, net !
— Moi, même pour un million d'euros, je n'en voudrais pas, lâche François sans y croire une seconde.
Goncourable hausse les épaules.
— Mais je ne l'aurai pas. Mon éditeur est formel. Pour lui, ma qualification s'est jouée à un cheveu et ne tient qu'à des considérations d'équilibre entre maisons d'édition. C'est leur cuisine. Le favori, c'est Philippe, ne l'oublie pas. En attendant, jamais aucun de mes livres ne s'est aussi bien vendu. Cent mille euros, net.
Un ange bâté passe.
C'est peut-être à cet instant que Goncourable prend enfin conscience de l'avantage financier qui va de pair avec le Goncourt. Comme un mystique qui se sent transfiguré à force de psalmodier des kyrie, il devine une réalité profonde dans la rengaine à outrance de ses droits d'auteur, réalité d'autant plus palpable que la bonhomie de François devient terriblement affectée.
Voilà ce qui sauvera Goncourable dans ces journées ô combien pénibles de la fin septembre. Il suffira qu'il lance : « Cent mille euros net, et ce n'est que le début », pour que le visage de son camarade se fige en un masque de jalousie grumelée. Ainsi, sans le vouloir, François sera une source régulière de petits bonheurs. Il sera dit que les meilleurs amis sont indispensables !
Mais en attendant, pour prouver qu'il ne craint pas, et pour renforcer son ascendant psychologique sur François qui n'en revient pas, Goncourable prend le luxe d'entrer dans une librairie du boulevard Saint-Germain. Certes, ils n'y restent que le temps de compter les exemplaires écoulés depuis ce matin, mais tout de même. Il n'a aucune gêne. On dirait Adam au Paradis qui fait le tour du propriétaire. Il prend chaque livre vendu comme une victoire personnelle, feignant de croire qu'il est un écrivain français comme un autre et non ce rat en attente de la vivisection. La vie continue, semble-t-il dire, alors vivons-là, Goncourt ou pas !
Après la librairie, la mine légèrement enjouée, Goncourable fait quelques boutiques, histoire de montrer à François un échantillon de son futur pouvoir d'achat. Il essaye une nouvelle cravate. Elle est en velours avec des paillettes, et tranche avec le style habituel de Goncourable, qui s'habille tout en noir, tendance no logo. François note avec déplaisir qu'elle ne fait pas du tout écrivain français, cette cravate, mais plutôt présentateur météo sur une chaîne du câble. En prime, c'est la plus chère du magasin. Tout cela est très décevant.
Dépité mais refusant de l'admettre, François se venge le jeudi suivant, jour de son vernissage à la galerie de la rue Bonaparte.
La journée est plutôt fraîche. Pour se réchauffer (et se laver des idées noires), Goncourable déguste du gros rouge qui tache l'estomac. Parfois, il parle à des cacahouètes. Des restes de gâteaux secs émergent de son cache-nez mais il ne fait rien pour les enlever. Comme il n'a absolument rien à dire sur les étrons de François, à part qu'il les trouve à chier, il bâille sans prendre de gants. On dirait un mélomane égaré dans les tribunes d'un match de handball.
— Alors ? lui demande François, l'œil soupçonneux.
Goncourable rassemble ce qu'il lui reste de force mondaine et parvient à extirper quelque chose comme :