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Elle cuit, la littérature française de septembre, elle mitonne à plein, elle sature en vapeurs, elle dégorge de talents. Six cents romans. Festival de couleurs, récital de parfums. De gros volumes appétissants côtoient d'exquis livres de poche. Des noms exotiques, des titres palpitants.

Cette année, le Brésil est à la mode. Mais aussi la Russie, évidemment, car on ne peut concevoir la littérature française sans un petit russophile quelque part. Et la Chine! L'Oubangui-Chari! La bande de Gaza! La littérature française rassemble les cinq continents. Elle est un exemple de tolérance dont les autres littératures feraient bien de s'inspirer. À côté de la littérature française, la littérature américaine est outrageusement nombriliste. À croire qu'il n'y a que l'Amérique et les Américains qui existent en ce monde. Si c'est pas pitoyable! Et c'est pareil en Afrique du Sud, en Inde, au Japon : seuls leurs petits problèmes les intéressent. Alors que nous !

La littérature française voyage. Elle explore l'espace. Elle soumet le temps. Elle n'hésite pas (et avec quel courage) à entreprendre de vastes plongées historiques dans les épisodes délicats qu'ont été la Terreur, l'Occupation et mai 68. Elle ne recule devant rien. Elle n'a pas peur de passer des mois à se documenter dans les bibliothèques. Elle ne connaît aucune flemme à recopier les journaux de l'époque. Grande, majestueuse littérature française! Ah! si toutes les littératures pouvaient en dire autant !

En face, les lecteurs gourmands se pourléchent les babines. Après un été de jeûne, amaigris par les mots fléchés et Mary Higgins Clark, ils contemplent sans y croire les tables des libraires. Cette abondance sature les yeux. Ils ne tiennent pas longtemps. Ils s'y jettent à ventre déployé, les doigts avides, le front en fièvre. Des romans, ils en prennent dix, vingt, trente! Les économies sont siphonnées par le sanibroyeur. Ça ne fait rien ! C'est pour la bonne cause. La littérature française vaut mieux qu'un sac, plein cuir ou pas. Seules les plus grandes marques peuvent rivaliser avec la littérature française.

Pendant trois semaines, on lit sans répit. Puis, début octobre, la première faim passée, malgré l'exceptionnelle qualité de ce qu'on a ingurgité, on sent comme une lourdeur. Le plein cuir fait de nouveau une percée timide dans les cœurs. La littérature française a besoin d'un relais de croissance. Et c'est alors que les prix d'automne se précisent. On les voit poindre à travers le brouillard. Ils clignotent comme un passage à niveau qui se baisse. Ils montrent les directions où la littérature française a failli aller mais où elle n'ira pas. Les complaisances où elle a failli sombrer. Les voies sans lendemain. Elle a eu chaud, la littérature française !

C'est le moment que choisit la critique pour entrer dans la ronde. D'abord timide, tant que la liste des nominés est floue et que la probabilité de commettre un impair est grande, elle se déchaîne dès que la brochette finale est annoncée. Les papiers tirent dans la figure. La critique ne pardonne rien. On dirait qu'elle met un point d'honneur à débusquer l'insignifiant à chaque page. Elle voit la paille dans l'œil des nominés et elle l'assomme avec la poutre qu'elle a dans le sien. Que de mots blessants ne lit-on pas à l'automne! La causticité généreuse ne connaît pas de limites.

Un temps sonnés par leur boulimie de septembre, les lecteurs sentent la curiosité qui les pique à nouveau. Ils veulent lire de leurs yeux ces textes affreux dont tout le monde se moque. Les soirées mondaines ont soif d'anecdotes. Elles veulent des gladiateurs pour pimenter l'automne soporifique. Le calendrier est parfaitement calibré. La mise à mort des nominés est un rayon de soleil qui les distrait des premières pluies glacées.

Les conditions sont réunies. Le canasson s'ébroue. Les lecteurs retournent en librairie. Le cycle marchand a imposé sa loi. Ensuite viendra Noël et ses piles de beaux livres, et les lecteurs auront d'autres chats à fouetter.

On n'y est pas encore. Octobre n'a pas livré tous ses secrets. Goncourable est au milieu de son chemin de croix. Il traîne dans les soirées littéraires où brassent les nominés en quête de rumeurs encourageantes. La moindre fuite est captée, puis décryptée avec avidité. Comme un amoureux qui aime en silence, il transforme à son avantage chaque fait insignifiant. Qu'un membre du jury l'ait regardé avec insistance ou lui ait proposé des petits fours, et voilà Goncourable de s'imaginer favorisé par le destin, car qui pourrait regarder sans ciller un futur prix Goncourt, ou pis encore, lui servir des gâteries comme si de rien n'était? Il faudrait un cœur en pierre ponce. Se sentant ainsi protégé par l'attention des autres, il multiplie les conversations stériles. Il tape l'incruste à tous les cercles. Il cherche à compromettre les faiseurs d'opinion en s'affichant avec désinvolture à leurs côtés. Il espère tisser des liens.

Il croise son éditeur, pour qui ces mondanités ont une raison opposée : prouver que Goncourable est un animal sociable, qu'il est apte à recevoir le boulet du Goncourt quand viendra le moment d'assumer, et qu'il ne se rebiffera pas comme ce Gracq de sinistre mémoire, qui a gâché la saison 1951.

L'éditeur est déçu. On a appris que c'est Philippe qui fera la couverture du prochain Lire. Or il a beaucoup compté sur Goncourable pour s'afficher ainsi en tête de gondole. Car faire la une de Lire, c'est avoir un pied dans le Goncourt. C'est comme un troisième infarctus, on canalise les possibilités du destin. Un signe avant-coureur qui ne trompe pas. L'équivalent, pour un sac, de se retrouver à la une de Vogue.

L'éditeur de Philippe a les yeux qui crépitent. L'éditeur de Goncourable, lui, est triste comme une baignoire vide. Il devra se contenter d'un article d'une page et demie (contre trois à Philippe) avec une seule photo pleine page (contre deux photos pour Philippe, sans compter la couverture). Remarquez, une photo, c'est mieux que rien. Un éditeur expérimenté saura en tirer le maximum. On prendra celle où Goncourable a le regard arrogant et la main plantée dans les cheveux. La pose, faussèment décontractée, va agacer. « Ma parole, il se prend pour une diva, ce Goncourable, se diront les gens. Ose-t-il se croire au-dessus du Goncourt alors que rien n'est encore joué ? Remettons-le vite à sa place! » Et pan!...

L'éditeur de Goncourable fait ses calculs. C'est un Clausewitz dans l'âme. Il se dit que la surmédiatisation de Philippe peut effrayer le jury. Ils ont du cœur, ces gens-là, comme tous les bourreaux. Dans un élan humaniste, ils peuvent estimer qu'il n'est pas décent d'accabler Philippe davantage. Il a déjà eu sa dose de mauvaises critiques. Un torrent ! Le mieux est l'ennemi du bien, diront-ils. Philippe sera épargné. Il reste... Goncourable. L'éditeur se signe discrètement. Il pense très fort à ses Armani qu'il remplacerait bien par des Gucci.

Goncourable remarque ce geste mal adapté à une soirée mondaine et l'interprète à sa façon.

— On a eu chaud, hein, sourit-il. Pour Lire, je veux dire... Je ne vous savais pas croyant.

— Moi non plus, avoue l'éditeur sombrement. Mais il y a parfois des miracles. J'en connais qui sont gâtés.