Alors, pas de ça, Lisette ! comme disait le mari de ma cousine Lise. (Il était garde-barrière dans l’aviation à l’aéroport de Bourg-Moilœil. Quand il venait passer huit jours à Paris, sans ma cousine, il appelait ça « la semaine de sucette. »)
Le cher hôte pige avant que je ne lui signifie mon changement de direction. Ce sont des choses qui ne trompent pas un psychologue comme lui.
— En tout état de cause, déclaré-je d’une voix défaillante, je vais parler pour vous donner un bon conseil… celui d’aller vous faire cuire un œuf !
Pour la première fois, l’homme perd son contrôle. Si vous le trouver, rapportez-le-lui dare-dare, car c’est le gars Mézigue qui en subit les conséquences. Voilà-t-y pas ce salaud qui me file son cigare incandescent sur le dos de la paluche.
Une odeur de porc grillé emplit l’atmosphère. Je fais la grimace, mais c’est tout !
— Le coup du cigare, fais-je, mon pauvre homme, t’étais pas au monde qu’on me le faisait déjà. Tu n’espères pas avoir, avec une malheureuse petite brûlure, un descendant de Jeanne d’Arc ! Non ?
Voilà c’est parti. Qu’ils me saignent à bloc…
Ce sont mes dernières paroles. Pertinentes, n’est-ce pas ? Après cet effort, j’ai la pensarde qui se ramollit comme du goudron au soleil. Je vois mes tourmenteurs danser une sarabande de salopards devant moi, à travers une plaque de verre dépolie. Et puis je m’écroule en dedans.
Good night !
Il doit se passer du temps. A travers mon coma, j’ai très confusément conscience d’une durée… longue… Parfois, je perçois un bruit, ou bien une lumière… Puis je replonge dans le noir. C’est comme sur la chenille de la fête foraine. On monte, on descend, on pique dans la grande gueule noire du dragon pour rejaillir à la lumière et redisparaître… Vous voyez le topo ?
Enfin le noir se fait de moins en moins rare. Je rouvre les lampions.
Voilà que je me retrouve allongé sur un lit. J’ai les bras et les jambes liés. Je suis seul. La pièce est sombre, mais un rai de lumière souligne la porte au ras du plancher.
Dans une pièce voisine, il y a un bruit de conversation. Mais on jacte en anglais et les voix sont assourdies, ce qui constitue deux motifs suffisants pour que je ne pige pas.
Au bout d’un moment, les voix se taisent, la lumière s’éteint et je me retrouve dans une obscurité à peine troublée par la pâleur rectangulaire d’une fenêtre dont le store est baissé.
J’essaie de me dégager de mes entraves, mais j’ai vite fait de comprendre qu’il n’est pas d’espoir de ce côté-là. Je me sens faible comme une mouche paralysée, et les cordes qui me ligotent sont serrées au point que j’en ai les jambes meurtries.
Mon petit San-Antonio, me dis-je, après m’être pris en aparté, il va falloir essayer de comprendre. Pourquoi n’es-tu pas mort ? Pourquoi t’a-t-on cloqué sur ce plumard ?… Bref, que signifie ce bidule ?
Je commence à avoir assez joué avec cette équipe de tortionnaires. M’est avis que si je veux assister au prochain match France-Belgique, faut que je fasse quelque chose pour moi ! Et que je le fasse vite…
Du temps s’écoule encore. Puis la porte s’ouvre. La lumière éclate comme une bombe, blessant ma vue par son intensité. Je bats des ramasse-miettes avant de regarder. J’aperçois la fille blonde de naguère.
Elle est seule. Elle ne porte plus son tailleur blanc, mais une confortable robe de chambre en satin vert sombre. Ses pieds mignons sont chaussés de mules assorties. Elle a les cheveux retenus par un ruban du même vert. Croyez-moi (ou ne me croyez pas, qu’est-ce que vous voulez que ça me foute) mais cette déesse sait se fagoter ! Elle doit avoir une garde-robe qui ferait baver des ronds de bitos à France Roche !
Je la vois refermer la porte, doucement, et s’approcher de moi de sa démarche quasiment aérienne. Lorsqu’elle est devant le lit, sa robe de chambre s’entrouvre, ce qui me permet de constater qu’elle est à poil là-dessous.
Le spectacle est féerique. Quand je pense qu’il y a des forcenés du chromo qui se farcissent un mois en mer pour aller visiter Tahiti ! C’est à se frotter le dargeot sur une banquise pour essayer de faire des étincelles !
L’aperçu, fugace, hélas ! sur les charmes de la pépée me permet de constater qu’elle est vraiment blonde[22].
Vite, elle rabat le pan de sa robe de chambre et s’assied sur le lit.
— Vous, mal ? demande-t-elle en français.
Son accent est délicieux. Si j’avais une petite cuillère et la liberté de mes mouvements, j’en mangerais sûrement.
— Un peu, yes !
J’ai parlé à voix haute, ce qui semble l’effrayer. Elle met un doigt verticalement devant sa bouche.
Du coup, je ne pige plus rien au déroulement de l’aventure. Que veut dire cette visite nocturne ?
La femme tend l’oreille, qu’elle a bien ourlée. Ne percevant rien d’insolite, elle chuchote :
— Je détacher ! Pas parler !
Et la voici qui s’escrime (in english : ice-cream) sur mes liens. Ses ongles longs, laqués de rouge, sont experts.
En moins de temps qu’il n’en faut à Tino Rossi pour charmer un sourd qui a paumé son sonotone, me voici délivré de mes entraves.
Elle me saisit aux épaules et m’aide à m’asseoir sur le lit.
Bon. Cette dame me veut du bien. Pourquoi ? That is the question, comme disaient Rivoire et Carret à la bataille de Lustucru. Nous échangeons un regard (ou plutôt deux regards : le sien et le mien) long comme un discours pour distribution de prix. Ou je suis le dernier des cornichons, ou cette fille a envie que je lui raconte la vie des chartreux revue et corrigée (au martinet) par Casanova.
— Vous partir, dit-elle.
— Mais…
Je bêle cette objection, car elle exprime tout mon désarroi. Comment se peut-il que cette fille, si intime avec un dangereux chef de bande (de bande de quoi, je vous le demande) me libère alors que je vais aller tout droit balancer le duce ?
C’est risqué également pour sa propre sécurité.
Voilà ce que je me dis tout en roulant des carreaux qui feraient peur à un camembert sauvage.
— Pourquoi me laissez-vous partir ?
Elle détourne pudiquement la tête.
— Je ne veux pas que vous serez tué !
Chère âme ! Je vais peut-être tirer mes os de l’aventure à cause du fignedé d’une femme. Les grognaces perturbent toujours les décisions des hommes. Ce sont toujours elles qui, en définitive, prennent les décisions capitales. Mordez par exemple dans le domaine des crimes passionnels, hein ? Qui est-ce qui décide que le mari a assez vécu ? Qui est-ce qui dit à l’amant « Droit au cœur mais n’épargne pas le visage » ? Et en politique, dites-moi, mes petits absents du slip, qu’est-ce qui décide que la route du fer est coupée et qu’on ouvre les négociations avec la République d’Andorre ? Ben, répondez ! Parfaitement : les gonzesses ! Ce sont les gonzesses, toujours elles, qui décident que leur mari ne reverra plus sa mère, qu’il mettra des chemises à pans coupés et qu’il invitera à déjeuner le petit Dubois rencontré l’été dernier sur la plage !
Ce sont elles qui gouvernent le monde. Et nous le leur pardonnons en croyant qu’elles l’embellissent ! Va te faire aimer, oui ! Elles sont toutes en trompe-l’œil ! En trompe-bonhomme. Elles foutent du rouge à lèvres sur l’existence et on embrasse du vide, nous autres…
Celle-ci, cette belle gosse made in Hollywood, ne veut pas que je sois buté. Elle a eu le coup de flou pour ma bonne balle, alors la voilà qui chanstique les projets de son mec !
22
Genre de détail très vulgaire mais qu’on trouve dans tous les romans policiers un peu hardis. Je me dois de sacrifier de temps à autre à Vénus et à la tradition.