Si j’avais trimbalé la hure de Béru ou la frime à Pinuche, c’en était fait de moi.
A propos de ces deux grands cavons de la terre, je questionne :
— Et mes hommes ?
Elle secoue la tête. Son geste exprime à la fois l’incertitude et le désintéressement. C’est bien ce que je disais. Elle se moque des petites existences végétatives et disgracieuses de ces bons potes !
Son regard brille comme si on l’avait passé à l’encaustique. Visiblement, elle attend un remerciement de ma part. Je voudrais bien la gâter un peu, cette chérie, lui revaloir la noblesse de son geste par une séance récréative de main-occulte ; mais je suis plus délabré qu’une asperge trop cuite.
Pour jouer les tombeurs de garce, faut avoir ses cinq litres de sang dans le système circulatoire, faites confiance… Sinon, on est tout juste partant pour enseigner les trente-deux positions par correspondance !
Je voudrais me dérober, sauvegarder ma dignité. Mais elle n’a pas cédé à son extravagant caprice pour recevoir en échange une carte de bonne année représentant deux poussins jaunes dans la même coquille brisée.
Allons, San-Antonio ! Du cran ! Quand on a une réputation comme la tienne et une souris pareille en face de cette réputation, on se doit d’honorer l’une et l’autre !
La chère petite a droit au préliminaire : la grosse galoche ! Mais si je pensais l’épater, je dois laisser ma carte et repasser. Pour les patins, elle en connaît un fameux pacson, miss Prends-Moi-Toute. C’est pas une langue, qu’elle a, c’est un lance-flammes ! O ma doué ! cette agilité. Ma parole, elle me donne des leçons !
Voilà qui me ranime davantage qu’une transfusion ! Devant un tel étalage de connaissances, je ne peux que lui faire le grand jeu. Que dis-je, le grand jeu ! c’est la représentation de gala, oui ! Placée sous le haut patronage du président de la République ! Avec le concours de la musique de la Garde !
Je lui présente mon corps diplomatique au grand complet. La cérémonie est émouvante. Elle entonne son hymne national. Elle commence par Maman, maman, maman ! Et il se termine par Plus ! Plus ! Plus !
Comme vous le voyez, les paroles sont fastoches à retenir. Une jeune fille de seize ans n’aurait aucune peine à les apprendre.
Je lui octroie le coup du milieu, façon normande. Puis j’improvise sur deux notes un récital de flûte pour terminer la représentation.
Franchement, et en toute modestie, c’est du grand art ! Dans n’importe quel palace de la Côte d’Azur, devant une telle perfomance, on me passerait un contrat de trois ans, renouvelable par tacite reconduction !
J’ai vraiment tout ce qu’il faut pour faire la renommée d’une maison. De quoi concurrencer le casino du patelin, je vous jure !
Nous restons un instant inertes, nettoyés par ce travail de longue haleine. Enfin je me redresse. Entre nous et la place Maubert j’ai autre chose à faire[23].
Un dernier patin et je me dresse, mal équilibré sur mes échasses. J’admire le héron qui se tient des heures sur une patte ! Faut être fortiche pour réussir un tel exploit.
— Je vais vous demander mon vestiaire, fais-je, très galamment en récupérant mon futal.
Elle se lève, les yeux cernés par la reconnaissance.
D’une démarche vasouillarde, elle gagne la porte. L’ayant ouverte, elle écoute. Le silence est entier, comme mon caractère.
Si j’étais en forme, je pourrais essayer un débarquement-éclair pour tenter de délivrer mes aminches, mais je sens que dans mon état, un éternuement de fourmi me ferait basculer.
Il vaut mieux que je prenne mes cliques d’une pogne, mes claques de l’autre, et que je me trisse.
Miss Réchaud-chaud me guide jusqu’à la porte de l’appartement, à tâtons, dans le noir.
Elle délourde en silence. Puis ses chères mains expertes m’accordent une dernière caresse.
Je déhote. La porte se referme. Me voici dans un escadrin raide et noir. L’escalier de service, je suppose.
Je descends deux étages et j’arrive dans un couloir obscur… En prenant appui sur les murs gras, je vais jusqu’à la porte. Celle-ci n’est pas fermaga. Seigneur ! qu’il est bon de renifler l’air de la nuit.
Un vent léger court dans la rue, faisant voltiger des gobelets de carton.
Je m’élance, parcours quelques mètres et stoppe net.
— S’agit pas de faire des couenneries ! Je dois penser à mes petits amigos, les Béru-Pinuche brothers.
Je m’assure du numéro de l’immeuble. C’est le 214.
Je note mentalement le numéro dans mon bocal perturbé. Puis je fonce en rasant les murs avec un rasoir mécanique jusqu’au prochain carrefour. Là, je bigle le numéro de la rue.
C’est ce qu’il y a de chouettos à Niève York ! Tout est numéroté. On ne peut pas se gourer. Au lieu d’un plan, il suffit d’emporter avec soi une règle à calcul.
Je me trouve dans la 23e rue. S’agit de rencarder mon petit ami Andy.
L’heure du F.B.I. a sonné !
DEUXIEME PARTIE
LE BOIS DONT JE ME CHAUFFE
CHAPITRE TEN
IL EST LONG, LE CHEMIN QUI CONDUIT AUX POULETS…
Je marche jusqu’à l’avenue des Américains, c’est-à-dire jusqu’à la sixième, d’un pas pressé. Il y a du populo dans les artères de la grande ville. Icigo, la vie ne s’arrête jamais. Il y a plein de bars ouverts, avec des types bizarres qui entrent, qui sortent, avec un air et des gestes vagues (et l’hiver avec des pardessus vagues également). Quelques filles viennent respirer un coup de brise nocturne, manière de s’oxygéner un peu les éponges.
Des barmen noirs sortent aussi, mais eux pour faire le contraire, c’est-à-dire pour fumer une sèche à la sauvette (du tabac blond de préférence, voir la loi des contrastes).
Je marche de mon allure vaseuse et personne ne prête attention à moi. L’horloge lumineuse d’un carrefour marque trois plombes du mat. Il va faire une vache bouille, le gars Andy, quand je vais lui exposer le pourquoi du comment du chose, plus l’adresse de cette association sportive de truands ! Il n’y a pas vingt heures que nous avons débarqué, et déjà je suis capable de lui amener l’adresse de Messieurs les marchands de plans volés.
Il va falloir se dégrouiller d’organiser une petite descente-éclair au 214 de la 23e street si on veut récupérer ce qui reste de Béru et de Pinuche ! Je commence à me faire un drôle de sale mouron pour eux. Les pauvres mecs, ils vont avoir droit à leur ration de chrysanthèmes !
Je cherche l’adresse d’Andy, ou plutôt je veux la contrôler, car les petites séances que je viens de subir ont un peu brouillé ma mémoire, mais je constate avec rage que ces carnes m’ont soulagé de mon portefeuille.
Drôle de vacherie ! Pas moyen de prendre un taxi ! Quant à l’adresse, il me semble bien que c’est la 44e rue. Une gentille trotte ! Vingt blocks à se farcir ! C’est méchant pour le gars qui a perdu un demi-kil de rouge et qui vient d’exécuter des manœuvres de printemps avec un corps d’élite tel que celui de ma blonde incendiaire !
Je donnerais un verbe actif, plus le passif de la Banque de France pour avoir un verre de gnole ! Si au moins j’avais de quoi me taper un glass et téléphoner… Mais va te faire donner l’assurance de ma haute considération, oui ! Ils m’ont raclé jusqu’au dernier cent qui pouvait se trouver dans mes profondes.
Allons, un coup de courage, San-Antonio ! T’en as vu d’autres, pas vrai ?