Me voici enfin dans l’antre de la matucherie new-yorkaise. Je suis assis dans un fauteuil en tubes, fourbu, écœuré par l’existence, faible à pleurer, frileux…
J’ai réussi à dire que je voulais voir l’inspecteur Andy et on est allé le tirer des toiles à domicile. D’ici vingt minutes il sera là.
Plus le temps s’écoule, plus je désespère de revoir mes deux copains autrement qu’à l’état de défunts. Je suis à ce point épuisé que je n’ai pas la force de les chialer. Quand on n’a plus de force on devient fataliste. Ceci, les gars, parce que la réalité perd de sa signification.
Dans ces moments d’épuisement, on pense à la mort comme à un grand régal. Pas seulement pour les asticots, mais pour soi !
On devient le calme et le repos. M… pour la chaleur, pour la lumière, pour le mouvement ! Et, éventuellement, pour la reine d’Angleterre ainsi que le veut la chanson. On se marre, rétrospectivement, d’avoir accordé quelque importance à ce qu’on croyait être de grands événements ! Plus rien n’existe que cet épuisement formidable qui vous retire toute essence humaine[26]. On s’aperçoit que la gloire, l’amour, l’argent et la Sécurité sociale sont les composants d’un affreux bidon !
Un chef-bourdille me touche le bras.
Il tient un flacon de bourbon, le cher homme. Il a une bonne bouille compatissante.
— Have a drink ?
Je fais « zoui » du cigare et je saute sur sa bouteille plate comme un percepteur sur un chèque au porteur.
Je me biberonne la moitié de sa gnole. Une chaleur bienfaisante me ramone l’intérieur. Ils me font tordre, les gars de la ligue pour la tempérance, lorsqu’ils affirment que l’alcool est un fléau !
Tu parles, Charles ! Il est des circonstances (et j’en traverse une à gué présentement) où un coup de raide fait du bien par où qu’il passe, je vous jure !
Il me semble que je viens d’avaler un feu d’artifice ! C’était pas de la liqueur de chaisière !
Je rends son flask au galonné.
— Thank you !
Il me frappe l’épaule affectueusement, mais avec cette belle vigueur américaine, bien connue, et je manque chuter du fauteuil.
Puis il entreprend de m’expliquer qu’il a fait la guerre en Europe et qu’il a gardé de Paris un souvenir inoubliable. M’est avis que les pétroleuses de Pigalle ont dû avoir des faiblesses pour ses dollars.
Fin des congratulations, car voici Andy !
Il s’agirait de mon frangin, je ne serais pas plus heureux !
Il a le regard un peu lourd, avec des poches de tablier sous les lampions. Réveillé en sursaut, le collègue ! Il ressemble à une réclame pour les pilules qui ont mis la constipation K.O.
— Hello ! me dit-il en serrant ma paluche.
Je le mets au courant de tout ce qui s’est passé depuis notre dernière communication téléphonique. Ça lui paraît un peu beaucoup pour une première journée.
Lorsque j’ai craché le morcif, il décroche un tubophone.
Je l’entends commander une bagnole complète de matuches avec motards d’escorte.
— Allons-y, fait-il.
Je tends la main vers le digne garçon qui m’a offert son flask.
Il rigole et, bon zig, me lance sa bouteille.
Vite, je me mets quelques nouveaux centilitres de super dans le réservoir.
Je bois en marchant. Faut vous dire que je suis un virtuose. C’est toujours moi qui jouais les solos à l’harmonie de Bouffémont.
Nous montons dans la guinde d’Andy, une chouette Dodge flambant neuve, très discrète (crème et rouge avec une bande verte sur les ailes et des damiers noirs et blancs sur les lourdes). L’autre bagnole nous attend déjà, bourrée de limiers. Deux motocyclistes font pétarader leurs seringues, un pied à terre, les manches de chemise flottant déjà au vent de la noye.
Tout en pilotant son tréteau, Andy soliloque :
— Tout ça est un coup monté.
— Comment ?
— La femme vous a fait évader sur l’ordre du chef.
— Pourquoi ?
Il réfléchit.
— Well ! Un de vos hommes a parlé. Il a dit que vous étiez des agents français. Seulement, les autres n’ont pas dû le croire. Ils ont voulu faire une expérience…
— C’est-à-dire ?
— Vous libérer. Si vous allez à la police, c’est qu’en effet vous êtes des policiers, you know ?
— Oui, ça m’a l’air pas bête. Et ils me filaient ?
— Certainement ! Lorsqu’ils vous ont vu en compagnie d’un cop, ils ont compris que vous étiez effectivement de la police et ont voulu vous empêcher de témoigner coûte que coûte.
Je m’assombris.
— Alors mes camarades sont morts, dis-je, sinistre comme un ordonnateur de pompes funèbres en deuil.
— Pourquoi ?
— Pour la même raison qui a décidé ces truands à m’abattre. Quand on fait subir de tels sévices à un policier, le descendre est presque un devoir, non ?
Il ne répond pas. Nous venons d’arriver devant le 214 de la 23e Rue.
Maintenant c’est ici que les Athéniens s’atteignirent, que les Satrapes s’attrapèrent, que les Perses se percèrent, que les Grecs se graissèrent et que les Parthes partirent, comme se plaisait à le déclamer mon vieil ami Tréçon, l’inventeur de la cédille.
Malgré mon infinie faiblesse, je jure de montrer un peu à ces sadiques (comme Arnot) avec quel poêle à mazout que je me chauffe[27]. Je dois bien reconnaître que j’ai dans certaines circonstances un caractère de chien ; de chien qui n’aimerait pas les niches[28].
Nous enquillons l’escadrin, Andy, mon ami Moi-même et les choristes de la maison Viens-Poupoule ! Sur la pointe of the feet, nous grimpons deux étages. Je reconnais la lourde par laquelle je me suis évacué une plombe plus tôt. La moindre des politesses voudrait que nous manifestions notre arrivée par un coup de sonnette, voire un simple heurt avec l’index replié contre le chambranle de la porte. Mais nous préférons cueillir ces messieurs-dames au paddock, pour autant qu’ils y soient encore. Tous les bignolons aiment à jouer au chah et à la houri.
C’est pourquoi un spécialiste de la maison Royco se met à faire des guili-guilis à la serrure, laquelle, contrairement à la Vieille Garde, se rend sans faire d’histoire.
Toujours sur la pointe de nos quarante-deux fillette, nous pénétrons dans l’appartement. Il est silencieux. Je repère la pièce dans laquelle j’ai prouvé à Miss Ensorcelle-moi que le plus court chemin d’un point à un autre c’était la ligne droite, et que les Français sont imbattables pour ce qui est du coup du milieu !
La pièce est vide. Il n’y flotte, pour moi, qu’un charmant souvenir car, plus j’y pense, plus je me dis que, chiqué ou pas, cette nana valait le déplacement d’air. Elle me plaisait vachement et je suis satisfait de l’avoir jointe à ma collection.
Je pourrais lui dire, comme le fiancé de la romancière « J’aime beaucoup votre prose ! »
Andy qui a pris son pétard en main, comme chaque fois qu’il se rend dans le monde, referme la porte doucement. Nous nous dirigeons vers les autres pièces, les inventorions à tour de rôle, ce qui nous permet de constater qu’elles sont toutes aussi vides qu’une des jambes de pantalon d’un unijambiste[29].
— Ils ont pris le large ! déclare Andy auquel rien n’échappe.
Moi, je suis perplexe.
— Andy, murmuré-je, je viens de constater un fait troublant.
— Vraiment ?
— Nous ne sommes pas dans l’appartement où on m’a torturé.
26
Si vous trouvez que je tartine trop dans le philosophique, tapez-moi sur l’épaule, je descendrai en marche !
27
Ne pas confondre le verbe : Avoir un poêle à mazout avec le verbe : Avoir un poil à sa zoute !
28
Si vous trouvez qu’il y a trop d’esprit dans mes bouquins, mettez-en de côté pour quand vous ligoterez ceux de Pierre Loto, le célèbre lieutenant de Vessie.
29
N’oubliez jamais que ce sont mes comparaisons qui ont assuré ma popularité. C’est grâce à elles que je viens d’entrer sous la Coupole (celle du boulevard Montparnasse, bien entendu).