— Vous vous êtes trompé d’immeuble ? s’inquiète mon estimable collègue d’outre-Atlantique, lequel se voit déjà révoqué pour perquise illicite.
— Non ! C’est bien d’ici que je me suis sauvé avec le concours de la fille. Mais ce n’est pas ici qu’on m’a torturé. Pendant mon évanouissement, on m’a changé de domicile !
Il se gratte le menton. N’étant pas rasé, ce mouvement produit un bruit de râpe à bois.
— Je comprends, affirme-t-il.
— Qu’est-ce que vous comprenez ?
— Ils vous ont amené ici justement parce qu’ils voulaient vous faire évader… Ils avaient tout prévu, même la possibilité de vous rater avec la mitraillette ! D’ailleurs, si vous n’aviez pas été un policier, ils ne tenaient pas à ce que vous puissiez retrouver l’adresse.
Là-dessus il donne des ordres à son personnel. Ces messieurs se dispersent.
— Je fais demander à qui appartient cet appartement, m’explique mon compagnon. Ceci peut donner un indice !
Mais je sens que c’est scié de ce côté-ci ! Ces vaches-là sont mieux organisées qu’un banquet à l’Elysée. Ils ne laissent rien au hasard.
Andy, me sentant déprimé, me frappe l’épaule.
— Come, boy !
Il est gentil, ce mecton.
— Venez à la maison, dit-il. Nous boirons un bon scotch en attendant le jour.
C’est un programme assez dans mes cordes. Pourtant j’objecte :
— Mais… Et mes potes ?
— Vos quoi ?
— Mes collègues !
Il hausse les épaules.
— De deux choses l’une, cher garçon. Ou bien ils sont déjà morts ou bien les gangsters ne les tueront pas tout de suite afin de se servir d’eux comme otages…
Son raisonnement tient debout sans stabilisateur, pourtant il n’est pas fait pour me réconforter.
Nous retournons à la voiture.
— S’il est arrivé malheur à vos amis, nous les vengerons, promet Andy. Il ne faut pas vous tourmenter. Il y a chez vous un proverbe sur la vengeance, comme dites-vous déjà ?
Je récite, sans enthousiasme :
— La vengeance est un plat qui se mange froid.
Andy rigole, content. Tel un élève au cours du soir, il répète :
— La vengeance est un plat qui se mange…
Il s’arrête et questionne, avec cette logique qui fait la force des Amerlocks :
— Vous dites qu’il se mange… Et pourtant vous dites aussi qu’on a soif de vengeance. Alors la vengeance doit se boire, dear friend !
CHAPITRE TWELVE
TAÏAUT
La crèche d’Andy est coquette, moderne et encombrée de bouteilles vides et de chaussettes sales, car il est célibataire et ne s’en cache pas.
Il me désigne un fauteuil profond comme une entrée de métro.
— Sit down !
J’obtempère avec d’autant plus de conviction que mes os deviennent mous, mes nerfs visqueux, mes cartilages fumigènes, mes glandes égocentriques, mes cellules photo-électriques, mes muqueuses péruviennes, mes organes tripartites et mon intellect fluorescent[30].
Andy me brandit un glass de brandy.
— Avalez ça !
Je lui obéis. C’est formide comme je suis soumis, parfois.
Il m’en tend un autre. Un vrai turbin à la chaîne. Mais après ça, qu’on ne vienne pas me dire qu’où il y a de la chaîne y a pas de plaisir !
Je me sens bien. Je reprends confiance. Je m’endorsi !
Quand je m’éveille, le gars Andy est en train de se raser et son Sunbeam fait un bruit de quadrimoteur sur le point de décoller.
Tout en se tondant la pelouse, il fredonne un air d’Elvis dont les paroles sont internationales. Pour preuve de ce que j’avance (et que je ne retirerai sous aucun prétexte), voici la phrase essentielle du refrain :
— Boudou lou, la la. Boudou lou la la (la rime est riche). Boudou lou, la la la la, la Lèèèèère. Oh ! yes !
En principe, ça s’écrit comme ça se prononce.
Vous allez me dire que je suis plus taquin que saint Thomas, pourtant j’adore Elvis Presley. On a l’impression qu’il fait bon dans sa tête.
Je me sens la bouche triste. Je regarde l’heure à la pendulette du divan et elle annonce huit plombes. Andy réapparaît les joues nettes.
— Bien dormi ? demande-t-il.
— Très bien.
— O.K. Allez prendre une bonne douche froide pendant que je prépare le café. Vous pouvez vous servir de mon rasoir. Je vous ai préparé une chemise de moi[31] qui doit vous aller.
— Merci, Andy, vous êtes une mère pour moi !
Je lui montre la photo mirifique d’une pin-up brune comme une mine de charbon.
— Je suppose que ça n’est pas la vôtre, ça ?
Il sourit.
— C’est la demoiselle qui s’occupe de mes placements d’argent.
— Vraiment ?
— Elle est de bon conseil. Ma paie passe en fourrures, robes, parfums et dîners dans des boîtes où le pourboire au portier coûte aussi cher qu’un repas dans un drug’s normal.
— Et comment se prénomme cette aimable bouffe-baraque ?
— Concha !
— C’est pas un nom, c’est un pléonasme, observé-je pour moi seul en gagnant la salle de bains.
Une heure plus tard, me voici nickel, rebecqueté, pomponné, amidonné, calamistré, laqué, vernissé, loqué, lavé, rasé, douché, baigné, récuré (de campagne) et prêt à faire n’importe quoi pour retrouver les Béru and Pinuche brothers.
Je tiens conseil avec Andy tout en dégustant un caoua digne d’éloges.
— Par quel bout attrapons-nous l’enquête ? fais-je.
— Elle est déjà en cours, dit-il. J’ai donné le nom du chauffeur de taxi qui vous a conduit dans ce sacré garage. Isaac Rosenthal, m’aviez-vous dit ?
— Oui. Et c’était une vrai licence qui figurait sur le dossier de sa banquette.
— En ce cas, d’ici quelques minutes, j’aurai des…
Il n’a pas le temps de terminer sa phrase que son bigophone se met à jouer « Décroche-moi-je-veux-te-causer » sur l’air de « Et deux coups pour la bonne ».
Andy s’empare du combiné.
— Yes ?
Et ça se met à débloquer en anglais nasal.
Je renonce à suivre le bla-bla. Pour tout vous dire, je me défends mal, question de langues. A part la langue fourrée et le patois de la Basse-Savoie, il ne faut pas compter sur moi pour nourrir la conversation lorsque celle-ci a lieu en papou de la décadence ou en lituanien.
Au bout d’une longue parlote, Andy raccroche.
Il pousse une gueule longue comme le chemin qui conduit à l’amour.
— Alors ? fais-je.
Il se gratte les joues. Cette fois, comme il est rasé, ça ne fait pas de bruit.
— On a retrouvé le taxi qui vous a transporté. Il avait été volé dans le courant de l’après-midi d’hier… Ça n’est pas son propriétaire qui vous a véhiculé.
— Flûte, voilà une piste morte !
— Hélas !
Il vide sa tasse de café, s’en verse une seconde, met seize sucres dedans, touille et enchaîne :
— On a des renseignements au sujet du logement d’hier. Il s’agit d’un meublé loué également dans la journée d’hier par une fille blonde en tailleur blanc qui a prétendu s’appeler Eva Martin. Ça sent le nom d’emprunt !
J’opine. Ah ! ils sont roublards, ces ordures !
— Qu’allons-nous faire ? je demande.
Je dois avoir l’air d’un suppositoire qui n’a pas atteint son objectif. Si au moins je m’appelais Luc, on pourrait lire mon nom à l’envers.
— Il faut essayer de retrouver ce garage, fait Andy. Peut-être pourrons-nous y découvrir un indice intéressant ?