Naturlich, le père Pinaud s’arrête pour mater la croupe du cheval sur laquelle on a dessiné un motif quadrillé à la tondeuse.
Cet examen indispose le canasson qui, se trouvant être une jument, se met en devoir d’uriner sur mon honorable camarade.
Vexé, Pinaud nous rejoint.
— Ces chevaux américains sont mal élevés, soupire-t-il. Je me souviens, lorsque j’étais dans la cavalerie…
Nous nous empressons de juguler ce flot de souvenirs qui nous menace et nous atteignons le carrefour de Broadway. La circulation est fantastique, la publicité itou. C’est un déferlement de bagnoles, un prodigieux amoncellement de panneaux aux dimensions fabuleuses…
Un second flic, taillé en athlète, règle le rush des voitures avec beaucoup de flegme. Ils sont drôlement loqués ici, les bourdilles. Futal bleu, limace bleue, casquette bleue… Et un harnachement qui ferait pleurer des larmes de cierge à un boy-scout de chez nous ! Mordez plutôt ! Deux revolvers ! Une ceinture garnie de balles ! Un sifflet ! Une lampe électrique ! Un plan de New York ! Un stylo ! Plus, rejoignant en cela tous les poulardins du globe, un petit carnet en contredanse ! Vous parlez d’un embrasse-en-ville, mes aïeux !
On se demande comment qu’il s’y prend, le frangin, pour conserver l’air martial.
— Mince, bavoche le Gros. Quand j’étais à la circulante, s’il m’avait fallu coltiner tout ça sur les miches !
— Tu pèserais quelques kilos de moins maintenant ! Probable…
— Le mot kilos le fait penser au mot obèse, le mot obèse au mot manger, le mot manger au mot faim !
— Tu crois qu’on peut tortorer dans ce pays ? Moi j’ai une dent de lion !
— On va essayer…
Au pifomètre, grisé par ce sentiment de liberté totale qu’on éprouve à New York, j’emmanche, en tout bien tout honneur, Broadway jusqu’à la 42e rue. Ensuite nous tournons à gauche en direction de Grand Central…
Il y a un trèpe inouï sur les trottoirs. Les vitrines des magasins croulent sous les marchandises empilées. On vend de tout ! Plus des trucs inconnus dont l’utilité me paraît très imprécise.
Je remarque surtout l’abondance des magasins de farces et attrapes !
Ils font les délices de Bérurier. Il est très tenté par des masques de caoutchouc représentant des gorilles de cauchemar. Il me demande illico de lui en acheter un, afin, dit-il, de foutre la jaunisse à son ami le coiffeur, autrement dit à l’amant de sa femme.
— Quand on est habitué à ta hure, lui dis-je, rien ne peut vous effrayer, Gros. C’est un paroxysme dans le genre…
Il bougonne des choses peu aimables, mais Pinaud vient faire diversion en me tirant par la manche.
— San-Antonio…
Je mate son beau visage détruit par le gâtisme précoce.
Il a les yeux en accent circonflexe et l’air préoccupé du monsieur qui a rendez-vous avec une belle fille, après s’être tapé, par mégarde, un bol de bromure.
— Qu’est-ce que tu as, vieillard ?
— Je crois bien qu’on nous suit !
Du coup, je redeviens professionnel.
— Tu débloques !
— Non. Y a un type qui nous file depuis que nous sommes sortis de l’hôtel.
— Où ça ?
— Tu vois les petits cireurs de godasses noirs ?
— Oui.
— Il est juste devant eux…
Je file un coup de saveur dans la direction indiquée. J’aperçois effectivement un quidam. Il est grand, mince, avec un pantalon gris, une chemise blanche, un nœud papillon et un chapeau de paille noire.
— Continuons d’avancer, nous verrons bien.
Au bout d’un instant, je comprends que ce vieux fossile de Pinuche a dit vrai. De toute évidence, le bonhomme en manches de chemise nous suit. D’après ce que je peux voir de sa frime, à la sauvette, il est plutôt jeune. Il a le teint bronzé et des yeux clairs. Un moignon de cigare est collé au coin de sa bouche sans lèvres et il se balade, les mains dans les fouilles.
Ce faisant, nous arrivons au prestigieux carrefour de la 42e rue et de la Cinquième avenue. Sur la droite il y a l’Empire State, sur la gauche, on aperçoit, en retrait, le Rockefeller Center. Devant nous, grise, avec son pont aérien en contrepoint, la gare centrale chère à Hitchcock. Je stoppe, oubliant un instant la filature dont nous sommes l’objet, pour admirer ce spectacle unique in the world !
Bérurier lit la plaque annonçant Fifth Avenue.
— Qu’est-ce que ça veut dire ? demande-t-il.
— C’est la Cinquième avenue, dis-je avec dévotion. T’en as entendu parler, eh, patate ?
Vexé, il bombe le torse.
— C’te coennerie, dit-il. Je peux même te dire que l’architecte qui l’a conçue s’appelait Beethoven !
Nous traversons la Cinquième avenue de Beethoven… Avant la gare, il y a un restaurant immense dans lequel s’engouffrent des gens pressés.
Nous allons nous asseoir tout au fond, à une table libre et poisseuse. Nous patientons dix bonnes minutes, mais personne ne vient s’enquérir de nos commandes.
— Tu parles d’un service, rouscaille Béru qui se meurt de faim.
Et de bramer, pour dominer le tumulte des fourchettes :
— Eh ! La Maison !
Personne ne vient. J’examine alors les êtres d’un peu plus près, et je m’aperçois que nous sommes dans un self-service.
Le tiers du restaurant est occupé par une sorte de large box à l’intérieur duquel des serveuses distribuent la mangeaille. On entre dans le box par un portillon à tourniquet après s’être emparé d’un plateau. Et on en ressort par un autre portillon, également à tourniquet, où se trouve la caissière qui vous fait acquitter le prix de votre orgie.
Je fais part de mes constatations à mes archers et nous nous levons pour aller chercher notre pitance.
Première difficulté au portillon numéro un où Bérurier coince sa braguette mal boutonnée. Ensuite, sérénade de Toselli car on ne vend pas de vin dans la boîte. Force nous est de croquer au jus de pamplemousse. C’est la première fois que pareille mésaventure arrive à mes subordonnés et ils font un foin du diable, bramant à tous les échos qu’un pays qui se sustente de cette façon n’a pas le droit de se prétendre civilisé. J’arrive à les faire sortir du garde-manger et je carme les trois plateaux.
Retour à notre table. Là, les désillusions continuent. Béru qui a choisi comme hors-d’œuvre une espèce de pâté recouvert d’une sauce rose qu’il escomptait à la tomate, découvre que ladite sauce ressemble à s’y méprendre à de la pâte dentifrice et que la pâte est nettement impropre à la consommation.
— Je me plaindrai au consulat, affirme-t-il, violet de fureur.
Il attaque alors l’hamburger-pommes française qui grésille dans son assiette. Alors là, c’est la déroute. La viande est trop cuite. On dirait une vieille éponge tombée dans une bassine à friture.
— Je repars ! dit le Gros.
Je le calme.
— Voyons, on va s’organiser… Il y a des crèches mieux que ça à New York !.. Des restaurants français, tu verras…
Ces paroles d’apaisement ne le calment qu’imparfaitement. Il attaque en désespoir de cause sa portion de fromage.
Ultime désespoir !
Moi qui ai le même, je dois admettre qu’on croit becqueter de la pâte à modeler.
— C’est pas du port-salut, c’est du pur-salaud ! fait l’ami Bérurier.
Ebloui par sa contrepèterie, il exulte.