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Quand on a achevé le tour d’horizon, j’en arrive à elle-même. En dehors de son turf, elle vit comment cela, l’Adèle ? Mariée ? Fiancée ? Un matou dans la coulisse qu’elle va rejoindre à l’hôtel du Pou Flamand après ses heures de labeur ?

Elle rougit, ou plutôt rosit, ce qui est préférable quand on est roux, comme dirait mon copain Patrick que je fais chier avec mes alluses aux rouquemoutes, mais il a tort car il est beau gosse.

La jolie secrétaire me dévoile un lambeau de sa vie privée.

Elle était fiancée à un jeune médecin brillant, d’origine allemande, mais naturalisé belgium. Et voilà que ce nœud avait un hobby, comme on dit puis à Saint-Alban-de-Roche : l’aile delta. Il s’est fraisé dans le sud belgien, là à peu près que s’était déjà scrafé Albert Ier, le roi chevalier. Rupture des cervicales ; bonsoir, docteur !

Depuis, Adèle vit dans le culte de son Icare à la gomme. Qu’entre nous soit dit, quand t’es amoureux d’une poupée comme elle, est-ce que t’as besoin de t’envoyer en l’air avec un morceau de toile ? Je te jure ! Y a des gus, je les comprends pas. Je sais bien qu’il était teuton, mais quand même…

La regardant, évaluant son exquis petit prose bien rond dans la jupe, ses roploplos entre lesquels tu peux glisser ta chopine négligemment, manière de créer l’ambiance, je songe que le chagrin est un ramadan qui ne peut perdurer. Le moment arrive où la belle vie prend le pas sur le désespoir. Tu vois, si j’étais pas mobilisé par cette enquête, je m’attellerais volontiers à cette tâche de revivification. J’aimerais lui soigner le chagrin, l’Adèle. La distraire par mes joyeuses boutades ; ensuite passer à des petites caresses enjôleresques. Bref, de fil en aiguille, la ramener sur la rive des matins calmes et des nuits enchanteresses. Mais quoi : secourir les détresses, c’est grand, et faut-il encore avoir le temps de s’y consacrer.

Lorsque j’ai bien fait le tour du problo, je me lève pour prendre congé.

— Navré de vous avoir apporté une mauvaise nouvelle, lui dis-je, vous êtes le genre de femme à laquelle on voudrait n’annoncer que du bonheur.

Son sourire ému ferait fondre le sommet du mont Blanc (côté France, et du Monte Bianco côté rital).

Elle me déglutit un « merci » chauffé au bain-marie.

— La vie est longue pour ceux qui vivent, littérairé-je avec conviction, le destin vous accordera bientôt une revanche. Sur l’heure, toute à votre peine, vous n’y croyez pas, mais je vous certifie qu’elle se présentera bientôt.

Et tout en proférant cette promesse chargée d’espoir, je ne puis m’empêcher de penser à ma camarade Coquette qui frétille déjà dans les rets de mon slip bleu d’azur frappé de ma devise qui est : « Plus dure que tu ne crois ».

Sorti du salon, je cherche Alexandre-Benoît du regard, mais ne l’aperçois point.

— Où sont les lavabos ? m’inquiété-je.

— Au fond du couloir, à gauche.

— Vous me permettez d’aller prendre des nouvelles de mon confrère ?

Elle a un geste chargé d’affirmance, en fait de quoi je vais dans la direction montrée. Les chichebroques sont bien où elle me les a indiqués, mais la porte est infermée, ce qui me permet de constater leur videur[3]. Pas plus de Béru dans les parages que de bourrelets dans le bénoche d’un fakir.

Je reviens bredouille et embêté, me doutant bien que le chéri est parti en expédition à travers la demeure.

— Il ne va pas tarder, éludé-je. Pourrais-je jeter un œil dans les appartements privés de Mme Ballamerdsche ?

— Bien sûr.

Elle me conduit au premier étage. Face à l’escalier de fer forgé se trouve un large palier de marbre rose meublé d’une statue représentant la Vénus de Milo avec ses bras, et d’une vasque d’albâtre contenant une superbe plante artificielle réalisée en perles.

Double porte aux panneaux laqués aubergine. Adèle H. l’ouvre et s’efface.

D’abord, y a une sorte de petite antichambre tendue de soie chinoise à motifs arborisés, une porte, à gauche, donne sur une salle de bains, une autre, à droite, sur un dressinge, enfin celle du centre livre accès à la chambre à coucher, quasi dramatique par son lit monumental dressé sur une estrade tendue de velours bleu. Meubles Renaissance, murs tapissés de brocart, fauteuils curules, en ivoire jauni. Tout le panneau du fond est mobilisé par un monument équestre copié de Paolo Uccello que si tu te réveilles en pleine noye avec ce machin dans ta piaule tu peux pas te retenir de bédoler plein ton pyje. Selon moi, cette chambre ahurissante conviendrait soit à un roi, soit à une partouze à grand spectacle dans la jet-society.

— Impressionnant, fais-je ; et elle dormait bien dans ce lieu étrange ?

— Elle l’adorait, me répond la douce rouquinette.

Je m’approche d’un superbe bureau Mazarin, à incrustations d’ivoire et de bois précieux, placé devant l’une des deux fenêtres. Un sous-main de cuir repoussé, un téléphone (unique concession à la modernité), une boîte de palissandre contenant des stylos et autres porte-plumes ou crayons, une autre d’ébène emplie de papier à en-tête gravé au nom de la disparue, un encrier taillé dans du cristal de roche, à couvercle d’or vert ; tout cela est d’une pompeusité dévastatrice capable de flanquer la migraine à un orang-outan en état de coma dépassé.

J’aimerais pouvoir inventorier ce meuble, et les autres. Tout explorer, tout fouiller avec application, en arrachant les moquettes au besoin et en sondant les murs, car mon instinct fait tilt comme un détecteur de mines dans une aérogare irlandaise. Oh ! que ça me démange !

— Vous paraissez troublé ? remarque Mlle Hurnecreuse.

— Je le suis. Ce décor extravagant… C’était une drôle de femme, non ?

— Assez particulière, c’est vrai.

— Vous vous entendiez vraiment bien, toutes les deux ?

— Une employée n’a pas à « s’entendre » avec sa patronne, soupire la rousse Adèle. Nos rapports étaient normaux. Il lui arrivait de me faire des cadeaux de valeur dans un élan de gratitude, lorsque je m’étais bien occupée de sa fille ou que j’avais réalisé une bonne vente en son absence.

— Qu’allez-vous devenir ?

Elle a un geste fataliste.

— Je vais chercher un nouvel emploi. Ce qui m’attriste, c’est sa fille Martine, qu’il va falloir mettre dans une maison ; mais Mme Ballamerdsche a peut-être prévu des dispositions la concernant…

— Puis-je la voir ?

— Bien sûr. Seulement si vous espérez avoir une conversation avec elle, vous allez être déçu.

Elle m’entraîne hors de l’appartement privé, mais nous ne quittons pas l’étage. L’handicapée a son domaine au bout du couloir : deux pièces aux meubles fonctionnels, conçus pour la vie d’un être diminué à l’extrême. Cela tient de la nursery et de la chambre de clinique huppée. Une partie du logement ressemble à une aire de jeux pour école maternelle ; on y trouve des albums à colorier, des poupées d’étoffe, des jeux de construction extrêmement sommaires. Je note que les fenêtres sont munies de barreaux.

À peine avons-nous pénétré dans cet antre qu’une femme hommasse au gabarit de grenadier d’Empire surgit de l’endroit où est dressé le lit.

Elle pose à Adèle une question en flamand, très certainement à propos de ma présence. Ma gentille guide explique qui je suis et ce que je viens fiche en ce lieu. De ce fait, elle apprend « la mort de Madame » à l’infirmière. Stupeur de celle-ci qui se met à libérer des onomatopées aussi agréables pour mes oreilles qu’une rupture de ridelle sur un camion transportant des bouteilles de gaz Butane.

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3

J’ai hésité à créer ce néologisme, ayant projeté de lui préférer « vidange » mais, compte tenu du lieu auquel il s’appliquait, j’ai opté pour lui. San-A.