« — Pensez-vous : madame avait ses ragnanas et j’ai fait ceinture ! »
« — Une petite pipe compensatoire ? »
« — Même pas : elle a horreur de ça ! »
M’est secrètement avis qu’il a bien fait d’épouser Ingrid.
« — Alors vous avez joué aux cartes ? »
« — Nous sommes allés au cinéma et le film était exécrable ! »
« — Y a des jours, comme ça », j ’ai dit, en posant sur son épaule une main fraternelle.
En filigrane, j’ai évoqué cet épisode plaisant, et ma sympathie pour lui a crû en conséquence.
— Comment va Mme Gueulimans ? je demande avec un sourire pareil à la fleur d’une boutonnière de noce.
— Très bien : elle voyage, maintenant que notre fille s’est mariée. Je crois que c’est notre petit dégagement à Paris qui lui a donné la bougeotte.
— Elle a bien raison, assuré-je ; il ne faut pas qu’une épouse s’encroûte.
Il cligne de l’œil.
— Ça me laisse quelques soirées de liberté.
— Profitez-en, cher Martin.
— J’en profite.
Il rit.
— C’est une femme peu portée sur l’amour, m’explique-t-il. Or, il n’en est pas de même pour moi !
Cette saynète brillamment interprétée, nous entrons dans le vif de mon sujet :
— Connaissez-vous une certaine dame Ballamerdsche Irène, qui demeurait au Bois de la Cambre ?
— De nom. C’est la veuve d’un ancien haut fonctionnaire colonial qui fut assassiné dans des conditions atroces au Congo.
— Exact.
— Pourquoi dites-vous qu’elle habitait le Bois de la Cambre ? Je n’ai pas souvenance qu’elle ait déménagé ?
— Je dis qu’elle habitait, parce qu’on parle des morts au passé, mon bon ami, du moins en France.
Le cher Belge reste une pincée de secondes silencieux.
— Récent ? finit-il par s’informer.
— Quatre jours.
— Si vous êtes là c’est qu’il y a du pas catholique dans son décès, déduit-il.
— De très catholique, au contraire, fais-je, car on l’a tuée dans une église.
Le moment d’étaler les brèmes étant venu, je lui narre par le menu les circonstances de l’étrange assassinat.
Il en reste comme une bouchée à la reine farcie aux ris de veau et aux champignons de Paris avec béchamel riche en crème additionnée d’une giclette de jus de citron.
Ce qui le titille, c’est le coup de la sarbacane.
— Ça prend des dimensions, il murmure en massant sa nuque rosée.
— Des dimensions africaines, dis-je-t-il. En fond sonore, je crois percevoir des roulements de tam-tam.
Il dégoupille son tubophone. Un organe plus caverneux que celui de l’homme de Cro-Magnon assure qu’il est à la disposition de mon confrère.
— Van Dest, fait Gueulimans, réunissez-moi d’extrême urgence tout ce que vous trouverez en fait de renseignements sur un ancien administrateur du Congo nommé Théodore Ballamerdsche, assassiné alors qu’il était en poste, ainsi que sur son épouse demeurant avenue du Bois de la Cambre, Bruxelles. Je veux de vos nouvelles d’ici moins d’un quart d’heure !
Il raccroche d’un air blasé, bien me montrer l’à quel point il est un chef incontesté dans sa fonction.
Je le félicite d’un sourire appréciateur.
— Ami Martin, reprends-je, mes indications officieuses indiqueraient qu’il se passe des choses troublantes chez la morte.
— Tiens donc ! De quel ordre ?
— Je n’en sais pas davantage, aussi viens-je vous proposer une alliance occulte.
— C’est-à-dire ?
— Bien qu’elle eût un pistolet dans son parapluie, rien, dans le comportement de la veuve ne saurait provoquer une perquisition à son domicile. Le fait qu’on l’ait trucidée n’implique pas qu’elle ait été soupçonnée d’avoir commis des actes illicites, d’accord ?
— Tout à fait d’accord, admet l’époux de la charmante Ingrid, laquelle a, j’avais omis de te le signaler, un exquis grain de beauté dans un repli de la chatte.
— Donc, reprends-je avec une vivacité qui en dit long comme le bras d’une vieille pompe à incendie de village sur mon tempérament de cracheur de feu, pour en savoir davantage sur ce qui se maquille dans la grande maison des Ballamerdsche, il faut perpétrer une violation de domicile.
Mon terlocuteur haut-le-corpse :
— Impossible ! La Belgique est un État de droit qui…
— Calmos, ami ! Je conçois parfaitement qu’il ne vous soit pas permis de lever le petit doigt ; aussi vous proposé-je d’agir personnellement et de façon clandestine.
— C’est-à-dire ?
— La seule chose que j’attends de vous c’est une convocation générale de tous les habitants de la maison en l’hôtel de police. Le décès tragique de cette femme justifie amplement que vous procédiez à cette réunion pour l’audition de ses proches. Rassemblez les habitants de la maison et je me charge du reste avec ce doigté qui n’est pas le plus mince de mes charmes !
Il ne sourit pas : il dubite trop pour pouvoir se payer une tranche de melon.
— Vous ne risquez absolument rien, mon bon, accéléré-je. Votre Sana joue les Bibi Fricotin. Il explore sans laisser de trace et se retire silencieusement, comme l’ombre quand le soleil luit. Après quoi, il vous fait part de ses découvertes, si tant est qu’il en fasse. Qui, dès lors, joue sur le velours ? Mon pote Gueulimans ! Qui a sa lanterne éclairée sans s’être mouillé un seul poil de cul ? Gueulimans Martin, toujours lui ! Je ne sais pas si on vous a déjà proposé des produits de la pêche ayant cette fraîcheur, par contre je sais qu’en les refusant vous passeriez peut-être à côté du plus grand coup de filet de votre carrière.
Là-dessus, le timbre avertissant qu’un visiteur est à la porte fait entendre son ronflement feutré.
Mon vis-à-vis presse une touche, située près de son encrier de marbre, et un grand mec blond survient. Un gonzier a l’air pensif, mais ça doit provenir de son regard pareil à deux taches de foutre sur la main d’une shampouineuse, moi je dis.
Il m’adresse un salut, à tout hasard déférent, et présente au Big B. une bristolerie couverte d’encre verte.
— Les premiers renseignements, monsieur le directeur.
Gueulimans se saisit de la fiche, la lit d’un air appliqué, puis me la tend sans un mot.
D’un geste de la main, il congédie son subordonné et le blond au regard foutreux se remporte.
Excepté un lecteur de maison d’édition (dans ce milieu on a mis au point « la lecture en diagonale »), personne n’est capable d’avaler plus vite que Bibi ce genre de texte. J’ai la particularité d’absorber lentement les ouvrages littéraires, mais de « capter » en un éclair les notes d’ordre professionnel. J’apprends ainsi, à une vitesse supersonique, que la résidence de Ballamerdsche au Congo-Kinshasa fut attaquée une nuit par un groupe de rebelles venus exercer des représailles contre le diplomate belge, lequel avait pris une mesure déplaisante à l’encontre de certains pillards en les faisant jeter sans parachute d’un avion, au-dessus de l’endroit de leur forfait.
Ce jeu de l’escalade est souvent stérile, car il amène toujours des réactions fâcheuses, et ainsi se développe la surenchère.
Un groupe d’irascibles fit donc une descente à la résidence, une noye. Après avoir massacré le personnel, ils violèrent à seize l’épouse du haut fonctionnaire, et fracassèrent le crâne de sa petite fille contre le mur de la nursery, la laissant pour morte. En ce qui concerne le mari, ils le ligotèrent, pratiquèrent une ouverture dans une termitière géante et l’y engagèrent, tête première jusqu’au buste. Quand, par la suite, on le rapatria en Belgique, le malheureux disposait d’un corps normal, un tantisoit grassouillet, surmonté d’une tête de squelette qui paraissait avoir été passée au papier de verre. A la suite de cette nuit mémorable, Irène dut subir un traitement dans une maison de repos et mit beaucoup de temps à se rétablir. Sa fillette ne mourut pas, mais resta à l’état de légume.