Figure-toive (comm dirait le Mammouth) que le dortoir n’est plus vide. Cinq personnes l’occupent, étendues sur les couches alignées. Je reconnais, par ordre d’apparition à l’écran : Adèle Hurnecreuse, la secrétaire ; Clémence Schope, l’infirmière attachée à la personne de la fille handicapée de feue Mme Ballamerdsche ; Isydor Dunhoeil, le valet de chambre ; Gertrude Givez, la cuisinière, et Jean Composte, le jardinier-homme de peine. À savoir tous les habitants de la demeure, moins la fille handicapée.
Ils sont pareils à des gisants : habillés, chaussés, les pieds en flèche, les mains croisée sur leur bas-ventre, les yeux clos.
Ma stupéfaction surmontée (tant bien queue mâle), je m’approche de la délicieuse secrétaire. Elle est d’une pâleur de porcelaine, avec des paupières bleues et des lèvres qui le sont également.
— Alors, m’sieur le duc, demande le Récuré (d’Ars), qu’est-ce vous pensez-t-il d’c’tableau d’chasse ?
— On leur a infligé le même traitement qu’à nous, hypothésé-je.
— J’croive pas, répond mon ami ; touche un peu leur poule, par curieusance.
— Leur quoi ?
Il cueille son poignet gauche entre son pouce et ses quatre autres doigts droits pour figurer un contrôle de pulsations.
— Ça !
Je tâte le poignet de la petite Adèle aux affaires étranges, calmos pour commencer, puis avec affolement : c’est l’immobilité absolue, le froid, la rigidité.
— Ils sont morts ? demandé-je comme si j’avais besoin d’une confirmation de Sa Majesté.
— Et raides comme barres, mon pote. C’qu’on leur a fait respirer, à euss, c’est pas du 5 de Charnel !
Je vais d’un plumard à l’autre, regardant ces défunts avec incrédulité.
— Pourquoi une telle hécatombe ? je murmure.
C’est saisissant, ces gisants marmoréens qui ressemblent à des couvercles de sépulcres. Cela me fait penser à ces suicides collectifs de gens appartenant à des sectes qui ont bouffé leur esprit après leurs éconocroques.
Le pire, c’est la passivité des trépassés. On a l’impression qu’ils se sont délibérément confiés à la mort, sans peur, voire sans appréhension.
— Ils étaient givrés, conclut le Gros. Si j’te direrais, la première fois qu’ j’aye entré dans c’te maison, j’ai z’eu comm’ le pressentiment qu’arrivererait quéqu’ chose. J’voiliais ces personnes telles si z’auraient pas été vraies. Et quand j’ai saccagné la gueule du larbin qu’esgourdait à la lourde, j’ai rien senti, kif qu’il aurait été en barbe à papa.
— Je pense que, néanmoins, lui avait senti ton parpaing, mec. Mate : il en porte encore la trace sur sa viande morte !
Mais il tient à sa version un brin surnaturelle, Pépère. Pour une fois qu’il se fourvoie dans la quatrième dimension, il refuse de laisser gâcher l’expérience.
Dernière inspection générale. Je visite les pièces « agaçantes »[13]. Elles sont vides. Ne recèlent rien d’intéressant. Je m’efforce d’examiner les lieux avec soin car je n’y reviendrai sûrement plus. Mes confrères belges vont prendre les choses en main et je n’aurai qu’à rentrer auprès de ma vieille maman.
Faudra bien que je me décide à lui accorder davantage de temps à ma Féloche ! Bientôt elle me tirera sa révérence en douceur et je resterai planté dans sa cuisine, foudroyé par son absence. Sa chère cuisine dont le fourneau sera éteint. Sa cuisine avec ses objets familiers : son tablier accroché derrière la porte, son étui à lunettes déglingué, posé sur l’étagère, entre le pot de faïence marqué « farine », et le pot plus petit marqué « pâtes », son flacon de digitaline Nativelle flanqué du compte-gouttes qui laisse une tache auréolée sur l’emballage, sa tasse à café de toujours, genre mazagran dont le motif peint représente des myosotis. « Ne m’oubliez pas » dans le langage des fleurs. Pas de danger que j’oublie. Oh ! non : pas de danger…
C’est cette assemblée de viandes froides, probable, qui me file ces pensées macabres à propos de Féloche.
— Je me demande s’il s’agit d’un suicide ou d’un assassinat collectif, soupiré-je.
Le Mastard est sceptique sur ma première hypothèse.
— Tu voyes ces gens se réunir ici pour s’envoyer dans l’eau de là ? La s’crétaire, l’vilain larbin, la cuistaude… Tu parles d’une confrérerie de fantômes.
Nous quittons ce sous-sol funeste pour rallier des endroits moins morbides.
— En entrant, j’ai entendu de la musique ? dis-je.
— Mouais, fait le Propret, c’est la fille d’la maison, celle qu’a le cigare qui roul’ su’ la jante. Comme ell’ est dans la choucroute, on y a laissé la vie sauf.
Nous montons à l’étage. La jeune femme est installée devant une table basse surchargée de cubes de plastique. Elle se tient agenouillée, son cul exquis sur ses talons. Elle est vêtue de son éternel jogging vert et blanc qui commence à être malpropre. Des traînées d’aliments liquides en souillent le devant. Son jeu (si l’on peut qualifier ainsi le tripotage qu’elle opère et qui ne rime à rien) consiste à « touiller » des éléments de puzzle inlassablement. La chambre sent affreusement mauvais. Je me rends vite compte que son occupante, privée d’assistance, a déféqué sur le tapis. Une bouteille de lait renversée, un pot de confiture dans lequel elle a plongé ses doigts, ajoutent à la désespérance de l’endroit. Curieux comme l’homme sans raison se ravale plus bas que l’animal.
— Qu’est-ce ell’ va deviendre, on s’d’mande, soupire Bérurier. Un’ môme qui s’rait si choucarde si son cigare avait pas foiré.
— Sa mère a dû prévoir l’avenir de cette gosse, dis-je. Le fait qu’elle ne l’ait pas placée dans une maison prouve qu’elle lui portait un grand amour malgré le naufrage de son esprit ; par conséquent, elle aura prévu « l’après elle ».
— Programme ? fait Mister Clean.
— Il n’y en a qu’un, dis-je : on va prévenir nos potes bruxellois ; cette malheureuse ne peut rester davantage sans soins ni surveillance.
— Tu passes un coup de biniou ?
— Non : l’affaire est trop grave ; il faut que je rencontre d’urgence Martin Gueulimans pour l’affranchir en long et en large.
— Il va pas apprécier qu’on soye v’nus d’not’ prop’ initiation, sans lu référer.
Perplexe, je stoppe mon élan. Mon éminent homologue doit se dire que j’en fais un peu trop, et la découverte de l’hécatombe par une « charrette de Français » risque de défriser les poils qu’il a sous les bras.
Un moment passe, à peine troublé par le bruit des cubes que remue l’handicapée du bulbe.
— Si tu voudras mon avis, mec, poursuit l’Étincelant, on va interpréter cassos, n’ensute on passera un coup d’turlu synonyme aux confrères comme quoi y aurait des macchabes chez l’antiquitaire. Et nous, on joue les Pierre Ponce-pilastre.
J’évasive de la casquette. Il a sûrement raison, le Pommadé. Après tout, que pouvons-nous faire de plus dans la limite de nos prérogatives ?
— Bon, dis-je. Alors on passe le bébé à nos copains belges et on jette l’eau du bain ; si bien que ça nous aura conduits à quoi, tout ce bigntz, cher Agénor ?
— Déconne pas, grand. Y t’rest’ une atouse majeure : la gonzesse qu’on a arrachée d’l’hosto d’Anvers. Tu l’as ensorcelée, c’t’péteuse. Embarquons-la en France, é finira par tout t’cracher entr’ deux coups de guiseau et une broutée-dégustation-doigt-dans-l’-chérubin.
Il ajoute :
— C’est d’chez nous qu’c’t’affaire est partie ; c’est chez nous aut’ qu’elle finira, j’l’sens.