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CHERCHEZ L’ERREUR !
Tu vois, l’existence, ce qui la rend supportable, c’est pas seulement les tringlées que tu perpètres, les grandes bouffes que tu t’envoies, mais, autant que cela, les hasards qui te météoritent sur le coin de l’horoscope.
Plus j’y gamberge, davantage je me rends compte que mon destin aura franchi la vie à gué, en se déplaçant sur des fortuités, des rencontres imprévues (et qui pis est imprévisibles). Par exemple, je te prends l’instant qu’on vit, le Gravos et ma pomme.
Rallié au point de vue de mon Mastodonte et tant bien que mal ami, je quitte la grande crèche avec lui. On suit l’avenue. Le soleil a rengracié et, à présent, il fait cotonneux, nuagesque. Ciel malfamé, temps que tutoie une mer du Nord projetant de nous faire chier. J’avise une cabine tubophonique sur ma dextre. Y a justement de la place à promiscuité. Je me range. Le Bibendum récuré qui a pigé, murmure :
— Alinéa jacte à l’aise.
Car il dispose de plusieurs locutions latines pour démontrer la vastitude de sa culture.
J’empoigne l’annuaire Bruxelles et banlieue à la recherche du numéro de la Rousse. Tu me suis, p’tit Louis ? Chaque geste a son importance. En faisant un effort minime pour dégager le monstre book, je me fais connement mal à l’épaule : faux mouvement.
On est fragiles, nous autres bipèdes, et sais-tu pourquoi ? Biscotte notre position verticale à laquelle on ne s’est pas encore habitués. Quadrupèdes au départ, nous aurions dû le rester. Nos frères à quatre pattes n’ont pas nos problèmes de dos, de bide et de ceci, cela ! C’est de nous mettre debout qui nous a cassé la cabane. On pendouille, on coltine notre lard sur seulement deux montants ; alors, fatalement, on en subit les conséquences. On continuerait de vaquer quadrupattes, on serait performants à bloc. Mais non : fallait qu’on vanne, qu’on en installe, qu’on roule les mécaniques, pauvres enfoirés que nous sommes. Regarde le singe : il commence à l’avoir dans le fion à s’être dressé. Note qu’il ne l’est pas encore totalement et qu’il se repose à quatre mains. Mais vu qu’il a pris l’homme pour modèle, je ne donne pas un ou deux millénaires avant qu’il l’ait dans dans son gros cul rouge, ce nœud ! Qu’il chope des varices, des arthroses de la hanche, des descentes d’intestin et toutim.
On l’a eu dans l’oignon, à devenir bêcheurs, moi je dis. C’est comme de s’attarder aux gogues pour doper ou bouquiner : tu sais qu’il faut être zinzin ! Un spécialiste du fignedé m’expliquait que les cagoinsses, on ne devrait jamais y passer plus de trente secondes. Tu coules ton bronze et tu rejoins la vie. Les tordus qui s’y bouclardent pour lire entièrement Le Monde ou bien le dernier de Poloux sur l’Isère, un jour ou l’autre, ils bérézinent de la boyasse, biscotte leur fondement se la joue belle. Paraît qu’il est préférable de se faire sodomiser, c’est plus sain.
Toutes ces considérations d’une certaine tenue philosophique me fourvoient. Faut vite reviendre, pas que t’impatientes. La grande règle du polar, ça : toujours tenir le lecteur en haleine, sinon il te moule en plein paragraphe, charognard comme il est !
Donc, faux mouvement en dégageant l’annuaire de Bruxelles. Je lâche l’opuscule pour me masser l’épaule. Ce faisant, mon regard erre sur l’avenue. Sur l’avenue où, à quelques centaines de mètres, s’élève la demeure des Ballamerdsche que nous venons de larguer.
Mon intérêt fulgure lorsque j’avise un taxoche en train de stopper près de l’entrée. Quelqu’un en descend, que je reconnais à distance. Le clille carme sa course et pénètre dans le parc.
Dès lors, je me précipite hors de la guitoune vitrée et rejoins ma tire où Bérurier fait ses gammes pour une menue pioncette improvisée.
Un coup de pompe dans le boudin de gauche fait vibrer le véhicule. Le Gravos soulève ses paupières globulaires pour me confier un œil jaune et rouge kif le drapeau espagnol. D’un geste, je lui intime de descendre.
Docile, il.
— Quoice ? bredouille-t-il à travers les pâteuseries de sa clape fermentée.
— On retourne à la villa !
— À pincebroque ?
— Il te reste assez d’énergie pour parcourir deux cent cinquante mètres ! l’assuré-je-t-il.
Il m’emboîte le pas.
— Pourquoi qu’on débrousse ch’min, mec ?
— Je tiens à un max de discrétion.
Il aurait envie d’en savoir un tout petit pneu plus, mais dans le fond, ça le fait chier de parler. Alors il se met à arquer feutré, calquant ses enjambées sur les miennes.
Nous marchons sur la pelouse pour étouffer le bruit de nos pas.
Et revoici le hall d’exposition, plein de ces riches épaves encaustiquées que les siècles ont rejetées sur les rivages du temps présent[14].
Y ayant pénétré, j’enjoins à mon Valeureux de se fondre dans un silence de crypte. Bonne initiative, car il s’apprêtait justement à en craquer une d’au moins trois cents décibels (la voix humaine a pour intensité 55 dB en moyenne, je me permets de te le rappeler). Grâce à un prodigieux effort de ses sphincters, l’immaculé rengaine un vent qui n’arrivait pas du large.
Ayant tendu l’oreille au point de la développer jusqu’aux dimensions d’un plat d’offrande, je perçois un bruit mal discernable en provenance du hall.
M’y rends.
Une fois que je m’y trouve, je constate que les sons tombent en réalité de l’étage. La respiration du Mammouth est si forte qu’elle me fait penser à celle d’une ancienne locomotive de western.
D’une péremptoirerie de la dextre, je lui intime l’ordre de rester dans le hall d’exposition. Pour une fois, cet être, indiscipliné de nature, m’obéit.
Dès lors, le fils unique de Félicie ôte ses mocassins et s’avance en chaussettes jusqu’à l’escalier.
La cage de celui-ci réverbère les paroles de deux femmes.
Elles parlent posément, comme des personnes dont le self-control n’a pas été acquis dans un cours de théâtre.
— Vous êtes folle d’être venue ici, alors que vous êtes recherchée par la police ! fait une voix que je ne connais pas.
— C’est bien parce que je suis traquée que j’ai besoin d’aide ! riposte faiblement celle de Lola.
Car, oui, c’est elle que j’ai vue radiner en taxi. Ça te la sectionne, non ? Le plus baisant, c’est qu’elle jacte comme moi et toi (dans tes bons jours), la garce !
— Vous espérez quoi ? fait son interlocutrice avec âpreté.
— Votre aide, tout simplement. J’ai pu m’évader grâce à un crétin de flic français que j’ai violé de haute lutte ; mais sa bienveillance ne saurait être que passagère, d’autant plus qu’il a évidemment une idée de derrière la tête. Ces salauds-là ne peuvent être fiables. Il m’a sortie de taule pour mieux disposer de moi.
Ici, j’entrouvre une parenthèse pour te confirmer ce que tu es en train de penser, à savoir que j’en déguste plein ma vanité légendaire. Je sais des nœuds à ressort qui doivent mouiller de ma désilluse ; des pauvrets de la coiffe, des pas frais du bulbe pour qui je représente le prototype du macho.
Toute vexation à mon endroit constitue une aubaine et les fait humecter leur slip douteux.
Au-dessus, les deux femmes poursuivent leur conciliabule. Je devine un affrontement, à l’âpreté de leurs voix. Deux tigresses qui parviennent mal à se faire patte de velours.
L’interlocutrice de Lola déclare, au bout d’un silence tendu :
— Ma chère, vous êtes une femme poursuivie dont la position va devenir très inconfortable dans les heures prochaines. Votre unique chance c’est ce flic français. Il s’est mouillé en vous faisant évader, à vous de le manœuvrer en conséquence pour qu’il vous aide à gagner un pays moins malsain.
14
Si quelques irréductibles contestaient encore le talent de San-Antonio, il suffirait de leur mettre le nez dans une phrase de cette facture pour leur rabaisser le caquet ! Bertrand Poirot-Delpech, Navigateur-motard pas toujours solitaire