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Selon les fortunes de la guerre et de la politique, de vastes régions changèrent ainsi de mains, parfois plusieurs fois.

Seule, Rhodia parvint à maintenir sa stabilité pendant une longue période, sous la sage direction de la dynastie des Hinriades. Et, si les Tyranni n’étaient pas venus, ils auraient sans doute fini par créer une vaste confédération transnébulaire.

La surprise avait été totale. Jusqu’alors, les hommes de Tyrann avaient tout juste réussi à maintenir une précaire autonomie : leur monde était pauvre, principalement parce qu’il était en majeure partie composé de déserts.

Néanmoins, le directorat de Rhodia avait survécu à l’arrivée des Tyranni ; il s’était même agrandi. La popularité des Hinriades permettait aux conquérants de mieux contrôler les populations conquises. Peu importait aux Tyranni qui l’on acclamait, du moment qu’ils empochaient les impôts.

Certes, les directeurs actuels n’étaient pas comparables aux Hinriades de jadis. Sans tenir compte de la filiation directe, ils avaient toujours désigné pour la succession les plus aptes et les plus intelligents, allant même jusqu’à encourager des adoptions.

Mais maintenant, les Tyranni influençaient les élections, et c’était eux, non sans de bonnes raisons, qui avaient fait élire Hinrik, cinquième du nom.

Lors de son accession au pouvoir, Hinrik était un homme de belle prestance, et il faisait toujours impression lorsqu’il apparaissait en public. Ses cheveux s’étaient teintés d’un gris argenté mais son épaisse moustache était, fait surprenant, restée aussi noire que les yeux de sa fille.

Il se trouvait justement en train de discuter avec elle. Elle était à peine plus petite que son père, qui mesurait près de un mètre quatre-vingts. Sous un extérieur calme, elle cachait une nature passionnée, et ses yeux lançaient des flammes tandis qu’elle répétait pour la quatrième fois :

— Non ! Je n’y consentirai pas !

— Voyons, Arta, dit Hinrik, il faut être raisonnable. Que veux-tu que je fasse ? Mets-toi à ma place. Dans ma position, je n’ai pas le choix.

— Si maman était encore en vie, elle trouverait une solution !

Ce disant elle tapa du pied. Elle s’appelait Artémisia, nom royal porté par au moins une fille dans chaque génération.

— Je n’en doute pas. Elle réussissait en tout ! Parfois, j’ai l’impression que tu lui ressembles entièrement, sans rien de moi. Mais écoute, Arta, donne au moins une chance à ce type… il a certainement des… qualités ?

— Lesquelles, si l’on peut savoir ?

— Eh bien, par exemple…

Il fit un geste vague, réfléchit un moment, puis abandonna. Il s’approcha de sa fille et voulut posé la main sur son épaule, mais elle se dégagea vivement, faisant voltiger ses cheveux noirs et les plis de sa robe écarlate.

— J’ai passé une soirée avec lui, dit-elle avec amertume, et il a essayé de m’embrasser. C’était dégoûtant !

— Mais tous les hommes embrassent, chérie. Nous ne vivons plus au temps de ta sainte grand-mère. Un baiser, Arta, ce n’est rien. L’ardeur de la jeunesse…

— Ardeur de la jeunesse ! Tu veux rire ! Cet horrible petit homme ne doit avoir d’ardeur que lorsqu’il s’assied sur un poêle ! Te rends-tu compte qu’il a vingt centimètres de moins que moi, papa ? Et tu voudrais que je me montre en public avec ce pygmée ?

— C’est un homme important. Très important !

— Cela n’ajoute pas un centimètre à sa taille. De plus, il a les jambes torses, et son haleine sent mauvais !

— Son haleine sent mauvais ?

Artémisia plissa le nez.

— Parfaitement ; il a une odeur déplaisante. Cela me répugne et je ne le lui cache pas.

Hinrik ouvrit de gros yeux, puis dit, la gorge nouée :

— Tu ne le lui caches pas ? Tu oses insinuer qu’une haute personnalité de la Cour Royale de Tyrann a une caractéristique personnelle déplaisante ?

— Mais c’est vrai ! J’ai le nez fin, tu sais. Quand il s’est approché de moi, je l’ai juste repoussé en arrière, et il est tombé les quatre fers en l’air ! Ah, il avait l’air fin !

Elle avait illustré son récit de gestes éloquents. En pure perte : après avoir poussé un gémissement, Hinrik s’était caché le visage dans les mains. La tête basse, il la regarda à travers ses doigts écartés.

— Comment peux-tu te comporter de la sorte ! Que va-t-il se passer, maintenant ?

— Le pire, c’est que ça ne m’a servi à rien. Sais-tu ce qu’il m’a dit ? C’était la goutte d’eau qui fait déborder le vase ! Après cela, je n’aurais plus pu le supporter même s’il avait senti la rose.

— Mais… mais… qu’a-t-il dit, enfin ?

— On aurait cru que cela sortait d’un mauvais film vidéo. « Ah ! s’est-il exclamé. Quel tempérament admirable ! Je l’aime, plus que jamais ! » Et là-dessus, deux serviteurs l’ont aidé à se remettre sur ses pieds. Mais il n’a plus jamais essayé de me serrer de trop près.

Hinrik se pencha en avant et regarda sa fille d’un air sévère.

— Tu pourrais quand même l’épouser, pour la forme ? Pas pour de vrai, tu comprends ? Un mariage diplomatique.

— Pas pour de vrai ? Que veux-tu dire par là ? Que je signe le contrat de mariage sans y croire ?

— Mais non, mais non, voyons… Cela n’enlèverait rien à sa validité. Ta stupidité me surprend, ma fille.

— Que veux-tu dire alors ?

— Ce que je veux dire ? Tu changes tout le temps de sujet, et me voilà tout embrouillé. Impossible de discuter sérieusement avec toi. Que disais-je ?

— Que je devais seulement faire semblant de l’épouser, ou quelque chose dans ce genre-là. Tu te souviens ?

— Ah oui ! Je voulais simplement dire que tu n’avais pas besoin de prendre ce mariage trop au sérieux.

— Je pourrais toujours prendre des amants, bien sûr.

Hinrik se raidit.

— Arta ! Est-ce ainsi que je t’ai élevée ? Comment peux-tu dire des choses pareilles ! C’est une honte !

— Ce n’est pas ce que tu voulais dire ?

— Moi, je pourrais le dire. Je suis un homme mûr. Une petite fille comme toi n’en a pas le droit.

— En tout cas, je t’ai prévenu. Clairement. Les mots ne me font pas peur. Je serais sans doute obligée d’avoir des amants si, pour des raisons d’Etat, je dois épouser cet affreux petit individu. Mais il y a des limites. (Elle posa ses mains sur ses hanches ; son geste écarta ses amples manches, révélant ses épaules fermes et bronzées.) Et que ferai-je lorsque je ne serai pas avec mes amants ? Il sera mon mari, après tout, et cette idée est intolérable.

— C’est un homme âgé, ma chérie. Il n’a plus longtemps à vivre.

— Ce sera toujours trop long, merci. Il y a cinq minutes, tu le disais empli d’ardeurs juvéniles, tu te souviens ?

— Mais Arta ! Cet homme est un Tyrannien, et un personnage important, de plus. Il est très bien vu à la cour du Khan.

— Je n’en doute pas. Le Khan doit puer autant que lui.

La bouche d’Hinrik s’arrondit en un O horrifié. Il regarda automatiquement par-dessus son épaule, puis dit d’une voix étouffée :

— Ne t’avise pas de jamais répéter une chose pareille !