Pendant que Gillbret s’écartait lestement, Biron se releva et frappa le garde juste en dessous des côtes. L’homme se tordit de douleur, et Biron put se dégager entièrement.
— Attention ! lui cria Gillbret.
Mais il ne se retourna pas assez vite. Le deuxième garde se jeta sur lui. Que s’imaginait-il tenir entre les mains ? Il était certain en tout cas qu’il ne voyait pas Biron. Des borborygmes incohérents sortaient de sa gorge et son regard vide fixait on ne savait quelle vision d’épouvante.
Trois fois, Biron tenta de se dégager et de se servir de son arme, mais en vain. Il ne parvint pas davantage à désarmer le garde. Soudain, ce dernier se mit à parler de façon cohérente :
— Je vous aurai ! rugit-il. Je vous aurai tous !
Et il tira. Un pâle faisceau d’air ionisé, imperceptiblement phosphorescent, fusa à travers la pièce, et le bord de ce faisceau toucha le pied de Biron.
Ce fut comme s’il avait marché dans du plomb fondu, ou comme si un bloc de granit lui avait écrasé le pied, ou encore comme la morsure d’un requin. En fait, il n’y avait aucune lésion, l’arme agissait uniquement sur les terminaisons nerveuses.
Biron poussa un hurlement qui lui arracha la gorge, et s’évanouit. Il n’avait même pas conscience d’être vaincu ; il n’était plus que douleur.
Pourtant, bien qu’il ne le sût pas, le garde avait relâché sa prise. Et quelques minutes plus tard, lorsqu’il fut capable de rouvrir les yeux, et de ravaler ses larmes, il le vit, acculé au mur, luttant faiblement contre le vide et agité d’un rire spasmodique. Le premier garde, lui, était toujours étendu par terre, agité d’un imperceptible frémissement ; ses yeux épouvantés suivaient une trajectoire invisible, et un filet de bave coulait de sa bouche.
Biron parvint à se lever. En boitant, il alla vers le premier garde et l’assomma avec la crosse du fouet. Il fit de même pour l’autre, qui ne le vit même pas approcher.
Il s’assit par terre et se massa la cheville, puis se déchaussa et regarda avec surprise son pied indemne, bien qu’il ressentît toujours une terrible sensation de brûlure. En levant la tête, il aperçut Gillbret, dont il avait totalement oublié la présence.
— Merci, lui dit-il. Merci à vous et à votre gadget.
Gillbret haussa les épaules.
— D’autres soldats vont arriver ! Allez rejoindre Artémisia ! Je vous en prie. Vite !
Biron comprit le bon sens de cette recommandation. Son pied lui faisait un peu moins mal, mais il avait l’impression qu’il était très enflé. Il remit sa chaussette, prit sa chaussure sous le bras, puis alla désarmer le second garde et passa son fouet dans sa ceinture.
Juste avant de sortir, il se décida à demander :
— Que leur avez-vous fait voir ?
— Je l’ignore. Je ne peux absolument pas le prévoir. J’ai simplement mis l’appareil à pleine puissance ; le reste dépend de leurs propres complexes. Mais ne perdons pas de temps à bavarder. Avez-vous encore le plan du palais ?
Biron fit un signe d’assentiment et sortit. Personne n’était en vue. Il ne pouvait pas marcher vite à cause de son pied.
Il consulta sa montre, puis se souvint qu’il ne l’avait pas réglée à l’heure locale. Elle indiquait toujours l’heure interstellaire, où cent minutes font une heure, et mille minutes, un jour. Le chiffre lumineux 876 qui apparaissait sur la surface de métal poli était donc sans signification ici. Il était néanmoins probable que la nuit – ou la période locale de sommeil – devait être bien avancée, sans quoi le palais ne serait pas aussi vide, et les bas-reliefs muraux ne seraient pas réglés sur une douce luminescence. Il en frôla un au passage et eut la surprise de constater que le mur était parfaitement lisse, malgré la saisissante impression de relief. Il allait s’arrêter pour examiner cela de plus près, lorsqu’il se souvint qu’il n’avait pas une minute à perdre.
Depuis qu’il était passé aux rangs des rebelles il avait vivement conscience de tous les signes de décadence : le vide des couloirs lui parut également symptomatique. Si le Palais avait réellement été le centre d’une puissance indépendante, il y aurait eu des sentinelles.
Grâce au plan sommairement dessiné par Gillbret, il n’eut pas trop de mal à trouver son chemin. Après avoir monté une majestueuse rampe, souvenir des splendeurs passées, il trouva la porte qu’il cherchait et toucha légèrement le photosignal. La porte s’entrouvrit, puis s’ouvrit entièrement.
— Entrez, jeune homme.
C’était Artémisia. La porte se referma silencieusement derrière lui. Il la regarda sans rien dire, honteux de ses vêtements déchirés et de la chaussure qu’il portait sous le bras. Il la laissa tomber et la chaussa maladroitement.
— Vous permettez que j’aille m’asseoir ?
Elle le suivit jusqu’au fauteuil, et resta plantée devant lui, dissimulant mal sa contrariété.
— Que s’est-il passé ? Vous vous êtes blessé au pied ?
— Il me fait mal, dit-il succinctement. Etes-vous prête à partir ?
Le visage d’Arta s’éclaircit.
— Vous nous emmenez, alors ?
Mais Biron n’était pas en humeur de faire des politesses. Son pied lui faisait trop mal.
— Montrez-moi où est le vaisseau, si vous voulez bien. Je quitte cette fichue planète. Si vous voulez venir, je vous emmène.
Elle plissa le nez.
— Vous pourriez être plus aimable. Vous vous êtes battu ?
— Oui. Avec les gardes de votre père, qui voulaient m’arrêter pour trahison. Voyez ce que vaut le droit d’asile.
— Oh ! Je suis désolée.
— Moi aussi. Pas étonnant que les Tyranni puissent dominer cinquante planètes avec une poignée d’hommes. Nous faisons tout pour les aider. Pour conserver son trône, votre père est prêt à tout, même à oublier les devoirs les plus élémentaires d’un gentilhomme Oh ! puis, qu’importe !
— Je vous ai dit que j’étais désolée, Seigneur Rancher de Widemos. (Elle avait utilisé son titre avec un orgueil glacé.) Mais ne vous érigez pas si vite en juge de mon père. Vous ignorez trop de choses.
— Je ne tiens pas à en discuter. Il faut partir vite, avant que le reste de la garde dévouée de monsieur votre père n’arrive. Désolé, je ne voulais pas vous blesser. N’y pensons plus.
La rudesse de son ton ôtait toute valeur à son excuse, mais nom d’un chien ! c’était la première fois qu’il était frappé par un fouet neuronique, et cela faisait mal ! Et de plus, ils lui devaient le droit d’asile ! C’était la moindre des choses.
Artémisia était en colère. Par contre son père, bien sûr, mais contre ce jeune idiot. Et il était si jeune, presque encore un enfant. Pourtant il était plus vieux qu’elle !
Le communicateur sonna, et elle s’excusa. Il entendit la voix de Gillbret, à peine audible :
— Tout va bien de votre côté ?
— Il est ici, murmura-t-elle dans l’appareil.
— Parfait. Ne dites rien. Ecoutez seulement. Ne quittez pas votre chambre. Ils vont fouiller tout le palais ; je ne peux rien pour l’empêcher. Je vais essayer de trouver une solution, mais en attendant, ne bougez pas.
Il coupa le contact sans attendre de réponse.
— Nous y voilà donc, dit Biron. Dois-je rester, au risque de vous attirer des ennuis, ou dois-je aller me rendre ? Je suppose qu’on ne m’accordera le droit d’asile nulle part, sur Rhodia.
Elle lui fit face, écumante de rage :
— Allez-vous enfin vous taire ! Vous êtes aussi laid que stupide !
Ils s’affrontèrent du regard. Biron était blessé. Après tout il essayait de l’aider ; elle n’avait aucune raison de devenir insultante.