— Je le sais, et je suis tout prêt à vous écouter.
— Eh bien, écoutez-moi, alors. Depuis vingt ans, je guette l’occasion de leur échapper. Si j’avais été un simple citoyen, je l’aurais fait depuis longtemps, mais la malédiction de ma naissance m’interdit l’incognito. Et pourtant, si je n’avais pas été un Hinriade, je n’aurais pas été invité aux cérémonies du couronnement de l’actuel Khan de Tyrann, et n’aurais donc jamais découvert, par pur hasard, le secret qui, un jour, détruira ce même Khan.
— Continuez, dit Biron.
— Le voyage se fit, bien entendu, sur un navire de guerre Tyrannien. Assez semblable à celui-ci, mais plus grand. L’aller se déroula sans événement notable. Le séjour sur Tyrann eut ses moments amusants, mais fut également sans intérêt du point de vue qui nous intéresse. Pendant le trajet du retour, toutefois, un météorite nous a frappés.
— Comment ?
— Je sais parfaitement qu’un tel accident est hautement improbable. L’incidence des météorites dans l’espace, — et particulièrement dans l’espace interstellaire – est tellement faible que les chances de collision avec un vaisseau sont pratiquement nulles. Et pourtant, cela arrive, comme vous le savez. Et dans ce cas, c’est arrivé. Bien entendu, le moindre météorite, fût-il petit comme une tête d’épingle, peut traverser la coque de n’importe quel vaisseau, sauf peut-être si le blindage est exceptionnellement épais.
— Je sais, dit Biron. La force de l’impact est le produit de la masse multipliée par la vitesse. Et la vitesse compense largement la petitesse de la masse.
Il avait récité cela d’une voix monotone, comme une leçon bien apprise, tout en épiant Artémisia.
Elle s’était assise à côté de Gillbret, si près qu’ils se touchaient presque. Biron se surprit à penser qu’elle avait un profil ravissant, malgré sa coiffure quelque peu désordonnée. Elle avait ôté sa jaquette et, malgré l’absence de confort, son corsage duveteux était resté d’une blancheur immaculée.
Ah ! si seulement elle avait daigné se comporter d’une façon tant soit peu normale, ce voyage aurait pu être délicieux ! Hélas, personne n’avait jamais réussi à la dresser – certainement pas son père, en tout cas. Elle avait trop pris l’habitude de n’en faire qu’à sa tête. Si elle était née dans le peuple, elle serait sûrement devenue une créature adorable.
Il commençait à glisser dans une rêverie où il la maîtrisait et l’amenait à l’apprécier à sa juste valeur, lorsqu’elle se tourna vers lui et le regarda calmement dans les yeux. Biron se hâta de reporter son attention sur Gillbret. Il avait déjà manqué plusieurs phrases de ce que racontait le vieil homme.
— Je me demande toujours pourquoi l’écran protecteur n’a pas rempli sa fonction. Cela restera sans doute inexpliqué. Le météorite a frappé le vaisseau par le travers. Il était de la grosseur d’un petit galet, et le blindage l’avait suffisamment ralenti pour qu’il ne ressorte pas de l’autre côté. Cela n’aurait pas été grave, parce qu’une réparation provisoire peut être faite en un rien de temps.
« En tout état de cause, il a plongé dans la salle des commandes et rebondi d’une cloison à l’autre ; le tout n’a pris que quelques secondes, mais étant donné sa vitesse initiale, il a dû zigzaguer à travers la salle des centaines de fois. Le pilote et le copilote ont été déchiquetés. Me trouvant dans ma cabine, je n’ai pas heureusement partagé leur sort. Mais je me trouvais désormais seul à bord.
« J’ai entendu le tintement aigu de l’entrée du météorite, puis la brève pétarade pendant qu’il rebondissait, et aussi le hurlement des deux hommes. J’ai couru vers la salle des commandes ; il y avait du sang et des lambeaux de chair partout. De la suite, je ne me souviens que vaguement, bien que je l’aie revécue souvent dans mes cauchemars.
« Grâce au sifflement de l’air qui s’échappait, j’ai repéré rapidement le trou percé dans la coque. Grâce à la pression de l’air, un disque de métal suffit à l’obturer. Par terre, j’ai découvert le petit galet. Il était chaud au toucher, mais lorsque je l’ai cassé en deux à l’aide d’une clef anglaise, l’intérieur s’est couvert immédiatement de givre, car il avait conservé la température de l’espace.
« J’ai attaché une corde à ce qui restait des corps, y ai fixé des aimants de remorquage, puis j’ai fourré le tout dans le sas. J’ai entendu les aimants adhérer à la coque ; les corps gelés allaient y rester attachés jusqu’à l’arrivée. J’en avais besoin. Je savais qu’à mon retour sur Rhodia, je devrais prouver que c’était le météorite qui les avait tués, et pas moi.
« Mais comment revenir ? J’étais absolument incapable de piloter et, perdu comme je l’étais dans ces profondeurs interstellaires, je n’osais toucher à rien. Je ne savais même pas comment me servir du système de communication sub-éthérique pour envoyer un S.O.S. Tout ce que je pouvais faire, c’était laisser le voyage suivre son cours.
— Enfin ! dit Biron, vous savez bien que c’est impossible ! (Il se demanda si Gillbret inventait toute cette histoire, ou bien par simple romantisme, ou bien par calcul.) Que faites-vous des sauts à travers l’hyperespace ? Si vous n’étiez pas parvenu à les effectuer, vous ne seriez pas ici.
— Une fois les commandes réglées comme il convient, un vaisseau Tyrannien effectue les Sauts, quel que soit leur nombre, de façon entièrement automatique.
Biron le regarda avec une intense stupéfaction. Gillbret le prenait-il pour un imbécile ?
— C’est de la pure invention.
— Absolument pas. C’est une de ces damnées découvertes grâce auxquelles ils ont gagné toutes leurs guerres. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont vaincu cinquante planètes disposant de ressources humaines et naturelles cent fois plus élevées que les leurs. Certes, ils nous ont entrepris les uns après les autres, ont manœuvré pour nous diviser, et n’ont pas négligé l’espionnage, mais ils avaient également une avance très nette dans le domaine militaire. Chacun sait que leur tactique était supérieure à la nôtre, et c’était dû en partie à l’automatisation du Saut. Cela rendait leurs vaisseaux bien plus maniables et leur permettait des plans de bataille plus élaborés que les nôtres.
« Il faut dire, d’ailleurs, que cette technique est un secret jalousement gardé. J’en ignorais totalement l’existence avant de me trouver prisonnier du Vampire – les Tyranni ont la détestable habitude de donner à leurs vaisseaux des noms sinistres, quoique ce soit sans doute une excellente tactique psychologique. En tout cas, j’ai vu le vaisseau effectuer les Sauts sans la moindre intervention humaine.
— Et vous pensez que le nôtre en est capable également ?
— Je n’en sais rien, mais cela ne m’étonnerait pas.
Biron regarda de nouveau le tableau de bord ; il restait des dizaines de contacts dont il n’avait pas encore pu déterminer la fonction.
— Le vaisseau vous a donc ramené à Rhodia, en fonctionnant automatiquement ?
— Justement pas. Le météorite n’avait pas laissé les commandes intactes – le contraire eût été miraculeux. La plupart des cadrans étaient fracassés, des boutons arrachés, et le tableau lui-même bosselé et ébréché. En tout cas, les, appareils avaient dû être déréglés, car le vaisseau ne me ramena jamais sur Rhodia.
« Au bout de plusieurs jours, il a commencé à décélérer ; je savais que, en théorie du moins, le voyage était terminé. J’ignorais totalement où je me trouvais, mais après bien des efforts, je suis parvenu à me servir du télescope, et ai vu le disque d’une planète, grandissant à vue d’œil. Par pur hasard, peut-être, j’allais arriver sur une planète.