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Ses calculs n’étaient pas d’une précision absolue, mais en pratique, il était certain que cela suffirait. Connaissant sa propre position et celle du soleil de Lingane, il ne lui restait plus qu’à régler la direction et la puissance de la poussée hyperatomique.

Biron se sentait seul et tendu. Tendu, pas effrayé ! Il rejetait ce mot ! Mais très tendu, oui. Il calculait les éléments du Saut en tenant compte d’un délai de six heures ; il y tenait pour vérifier une fois de plus ses calculs et, peut-être, pour faire un petit somme, dont il avait bien besoin. Il s’était, comme il l’avait dit, installé une couchette dans un coin de la salle de pilotage.

Les deux autres devaient être dans la cabine, en train de dormir. Il se félicitait justement de pouvoir travailler sans que personne ne vînt l’embêter, mais ce fut le cœur battant qu’il leva la tête en entendant approcher le bruit de deux pieds nus.

— Bonjour. Pourquoi ne dormez-vous pas ?

Artémisia hésitait sur le pas de la porte.

— Je peux entrer ? demanda-t-elle d’une petite voix. Cela ne vous gêne pas dans votre travail ?

— Cela dépend de ce que vous venez faire.

— J’essaierai d’être bien sage.

Elle semblait presque trop humble, pensa-t-il avec méfiance ; il ne devait pas tarder à en apprendre la raison.

— J’ai terriblement peur, dit-elle. Pas vous ?

Il aurait voulu répondre : non, pas du tout, mais contrairement à sa volonté, il eut un sourire timide et dit :

— Un peu, oui.

Curieusement, cela la réconforta. Elle s’agenouilla à ses côtés et regarda les gros volumes ouverts devant lui, ainsi que les feuilles remplies de calculs.

— Il y avait tous ces livres à bord ?

— Bien sûr ! Impossible de piloter, autrement.

— Vous comprenez tout ce qu’il y a dedans ?

— Non, pas tout, malheureusement. Mais suffisamment, j’espère. Nous devons effectuer des Sauts jusqu’à Lingane, vous savez.

— C’est difficile ?

— Non, si on connaît les chiffres – qui sont là-dedans – et si on a l’expérience des commandes, que je n’ai pas. Par exemple, il faudrait en principe faire plusieurs Sauts, mais je vais essayer d’y arriver en un seul, parce que c’est moins compliqué, bien que ce soit un gros gaspillage d’énergie.

Il ne devrait pas lui dire tout cela : pourquoi l’effrayer inutilement ? Et si elle commençait à avoir réellement peur, il serait encore bien plus difficile de la maîtriser. Mais il voulait se décharger d’une partie de ce qui le tourmentait, en le partageant avec quelqu’un.

— Oui, il y a des choses que j’ignore. Par exemple, quelle est la densité de masse entre ici et Lingane – cette densité qui contrôle la courbure de l’univers. En théorie, d’après certaines quantités types données dans l’Ephéméride, on devrait pouvoir calculer ses propres corrections. Mais si jamais nous croisions un super-géant à moins de dix années-lumière, nous ne saurions plus où nous allons. Je ne suis même pas certain de m’être servi correctement de l’ordinateur.

— Que pourrait-il se passer dans ce cas ?

— Nous pourrions, par exemple, effectuer notre rentrée dans l’espace normal trop prés du soleil du Lingane.

Elle ferma un moment les yeux pour réfléchir, puis dit :

— Vous ne pouvez pas savoir comme je me sens mieux.

— Après ce que je viens de vous dire ?

— Bien sûr. Dans ma couchette, je me sentais totalement perdue dans ce vide infini. Maintenant, je sais que nous allons dans une direction précise, et que ce vide est sous notre contrôle.

Biron était heureux de la voir tellement changée.

— Je me demande si nous le contrôlons vraiment.

— Mais si ! Je suis certaine que vous savez manier ce vaisseau.

« Après tout, se dit Biron, elle a peut-être raison. »

Artémisia s’était assise par terre en repliant ses longues jambes. Elle n’avait sur elle que de légers sous-vêtements, ce dont Biron était vivement conscient, bien qu’elle ne parût pas s’en apercevoir.

— Je me sentais tellement bizarre dans ma couchette, reprit-elle. Presque comme si je flottais. Ça me faisait peur aussi. Chaque fois que je me retournais, je faisais un petit bond, puis redescendais lentement, comme s’il y avait dans l’air des ressorts qui me retenaient.

— Vous n’étiez quand même pas dans une des couchettes du haut ?

— Oh si. En bas, je souffre de claustrophobie, avec un autre matelas à quelques centimètres au-dessus de ma tête.

Biron éclata de rire.

— Cela explique tout. La gravité du vaisseau diminue au fur et à mesure que l’on se rapproche de la coque. Dans la couchette du haut, vous pesez sans doute quinze ou vingt kilos de moins qu’en bas. Avez-vous jamais voyagé sur un grand paquebot spatial ?

— Une seule fois. En accompagnant papa à Tyrann, l’année dernière.

— Sur ces paquebots, c’est le contraire. La gravité est dirigée vers l’extérieur, et l’axe central du vaisseau est toujours le « haut », où qu’on se trouve. C’est pourquoi les moteurs de ces géants sont installés en apesanteur, dans un cylindre placé selon l’axe central.

— Il doit falloir une énergie folle pour maintenir une gravité artificielle ?

— Suffisamment pour alimenter une petite ville.

— Nous ne risquons pas de nous trouver à court de carburant ?

— Ne vous faites pas de bile pour cela. Les réacteurs des vaisseaux opèrent la conversion totale de la masse en énergie. Avant que nous soyons à court de carburant, la coque sera usée depuis longtemps.

Elle lui faisait face, et il remarqua qu’elle s’était démaquillée ; ce n’avait pas dû être facile, avec rien qu’un mouchoir et une goutte d’eau. Ce n’était d’ailleurs nullement à son désavantage ; sa peau fine et claire contrastait merveilleusement avec ses cheveux et ses yeux noirs. Biron remarqua également que son regard était à la fois doux et ardent.

Le silence déjà avait duré un petit peu trop longtemps. Il se hâta de dire quelque chose.

— Vous ne voyagez pas beaucoup, j’ai l’impression ? Puisque vous n’êtes allée qu’une seule fois en paquebot…

— C’était une fois de trop, dit-elle avec amertume. Si nous n’étions pas allés à Tyrann, cet ignoble chambellan… oh, je préfère ne pas en parler.

Biron n’insista pas.

— C’est plutôt rare, quand même ? Je veux dire, de voyager aussi peu ?

— Hélas, non. Père est toujours par monts et par vaux, visites officielles, inaugurations d’expositions agricoles ou autres, pose de premières pierres… Il fait en général un discours qu’Aratap écrit pour lui. Quant à nous autres, plus nous restons au Palais, plus les Tyranni sont contents. Pauvre Gillbret ! L’unique fois où il a quitté Rhodia, c’était pour représenter père au couronnement du Khan. Ils ne l’ont plus jamais laissé remettre les pieds sur un vaisseau.

Les yeux baissés, elle froissait d’un air absent la manche de Biron.

— Biron… dit-elle.

— Oui… Arta ?

Il avait eu du mal à se servir de ce diminutif, mais avait quand même fini par y réussir.

— Croyez-vous que l’histoire d’oncle Gil soit vraie ? Je me demande si elle ne sort pas de son imagination. Cela fait longtemps qu’il se morfond sous la tutelle des Tyranni, et il n’a jamais rien pu faire contre eux, sauf, bien entendu, ses petits trafics d’espionnage. Mais ce sont des enfantillages, et il le sait fort bien. Il a pu bâtir cette histoire au fil des années, et finir par y croire. Je le connais, vous savez.