— C’est bien possible, mais attendons la suite. Nous sommes en route pour Lingane, n’est-ce pas ?
Ils étaient si près qu’il aurait pu la prendre dans ses bras et l’embrasser.
Et il le fit.
Ce fut une rupture de continuité totale. L’instant d’avant, ils bavardaient de gravité artificielle et de Gillbret, et soudain, elle était dans ses bras, douce et soyeuse, et ses lèvres aussi étaient douces et soyeuses sur les siennes.
Son premier réflexe fut de dire qu’il était désolé, de trouver un tas d’excuses stupides, mais lorsqu’il s’éloigna un peu et voulut parler, elle n’eut aucun mouvement de retrait et resta blottie contre lui, les yeux toujours fermés.
Il ne dit donc rien du tout, mais l’embrassa de nouveau, et cette fois, il savait que c’était la meilleure chose qu’il pouvait faire.
Elle finit par parler, d’une voix rêveuse :
— Tu n’as pas faim ? Je vais faire réchauffer un peu de concentré et te l’apporter. Si tu veux dormir, ensuite, je jetterai un coup d’œil pour voir si tout va bien. Et… et je devrais quand même mettre quelque chose sur moi.
Au moment de sortir, elle se retourna.
— Une fois qu’on y est habitué, le concentré est vraiment très bon. Merci de nous en avoir procuré.
Curieusement, ce fut cela, plus encore que les baisers, qui consacra la paix entre eux.
Lorsque Gillbret arriva, bien plus tard, il ne manifesta aucune surprise en voyant Biron et Artémisia engagés dans une conversation à bâtons rompus. Il ne haussa pas non plus les sourcils en voyant que Biron avait passé son bras autour de la taille de sa nièce.
— Alors, Biron, dit-il. Quand faisons-nous le Saut ?
— Dans une demi-heure.
La demi-heure s’écoula lentement. Les commandes étaient préréglées. La conversation languit, puis s’éteignit.
L’heure zéro arrivée, Biron prit sa respiration, puis bascula un levier, en mettant toute son attention à ce qu’il faisait.
Ce ne fut pas comme sur le paquebot : le Sans Remords était un tout petit vaisseau. Biron se sentit basculer en arrière, et pendant une fraction de seconde, l’univers fut sur le point de s’écrouler.
Et tout redevint solide et rassurant.
Sur l’écran, les étoiles avaient changé. Biron fit tourner le navire sur lui-même, et la voûte de l’espace défila sous leurs yeux. Finalement, une étoile apparut, d’un blanc brillant ; une petite sphère brûlante, déjà bien plus qu’un point. Biron stabilisa le vaisseau et dirigea le télescope dans cette direction, en branchant le spectroscope.
Après l’avoir observé un moment, il rouvrit l’Ephéméride et consulta la colonne « caractéristiques spectrales ». Puis il se leva du fauteuil de pilotage.
— C’est encore trop loin ; il va falloir s’en approcher doucement. Mais de toute façon, c’est bien le soleil de Lingane.
C’était le premier Saut qu’il eût jamais effectué, et il était réussi.
12
L’Autarque de Lingane réfléchit ; ses traits impassibles et froids étaient tendus sous l’effort de la pensée.
— Et vous avez attendu quarante-huit heures pour m’en avertir.
Rizzett lui répondit sans détours :
— Il n’y avait aucune raison de vous le dire plus tôt. Si nous vous bombardions de mille faits plus ou moins superflus, la vie vous deviendrait un fardeau insupportable. Nous n’avons décidé de vous en parler que parce que nous ne trouvons aucune explication. C’est bizarre et, dans notre position, nous ne pouvons nous permettre rien de tel.
— Répétez-moi tout, en détail.
L’Autarque s’assit sur l’appui de la fenêtre et regarda au-dehors d’un air songeur. La fenêtre en elle-même était sans doute la particularité la plus remarquable de l’architecture Linganienne. De taille modeste, elle était fixée en retrait d’un profond appui qui allait en se rétrécissant. D’une très grande épaisseur, limpide comme le cristal, et d’une courbure de précision optique, c’était, davantage qu’une fenêtre, une énorme lentille captant la lumière venue de toutes les directions, transformant le paysage en un vaste panorama miniature.
De toutes les fenêtres du Manoir de l’Autarque, on avait ainsi une vue embrassant la moitié de l’horizon et s’étendant du zénith au nadir. Les bords donnaient une légère distorsion, certes, mais cela ne faisait qu’ajouter au charme de ce spectacle : l’animation microscopique de la ville, les orbites incurvées des vaisseaux stratosphériques en forme de croissant. On s’y habituait tellement qu’il eût semblé anormal d’ouvrir ces fenêtres pour laisser entrer la plate et prosaïque réalité. Lorsque la position du soleil aurait rendu l’intensité lumineuse insupportable, le verre deviendrait automatiquement filtrant par un phénomène dépolarisation.
Certes, la théorie qui veut que l’architecture d’une planète reflète sa place dans la Galaxie, était amplement confirmée dans le cas de Lingane.
Comme ses fenêtres, Lingane était petite mais commandait un vaste panorama. C’était une « planète-Etat » dans une Galaxie qui avait, dans l’ensemble, largement dépassé ce stade d’organisation socio-économique. Alors que la plupart des unités politiques étaient des agglomérations de plusieurs systèmes stellaires, Lingane demeurait ce qu’elle était depuis des siècles : un monde habité, unique et isolé. Ce qui ne l’empêchait pas d’être riche. En fait, il eût semblé inconcevable que Lingane ne le fût pas.
Il est difficile d’expliquer pourquoi la position d’un monde dans l’espace en fait le pivot central de nombreux itinéraires interstellaires, une escale entre deux Sauts, devenue indispensable, ne serait-ce que pour des raisons d’économie. Tout dépend de la distribution des mondes habités dans cette région de l’espace, distribution qui dépend elle-même de la répartition des mondes habitables, ainsi que de l’ordre dans lequel ces derniers sont colonisés et de la rapidité de leur évolution.
Lingane découvrit fort tôt ses potentialités, et ce fut le tournant décisif de son histoire. Il ne suffit pas d’occuper une position stratégique – encore faut-il savoir l’exploiter. Lingane s’appropria nombre de petits planétoïdes en principe inhabitables, mais idéaux pour installer des stations de ravitaillement. On y trouvait tout ce dont un vaisseau pouvait avoir besoin, depuis des pièces de rechange pour les moteurs hyperatomiques jusqu’aux plus récents livres enregistrés. Peu à peu, ces stations devinrent d’importants centres commerciaux. De tous les Royaumes Nébulaires, arrivaient fourrures, minerais, céréales, viandes, bois de charpente – et des Royaumes de l’Intérieur machines, médicaments, produits finis de toute espèce.
De sorte que, ainsi que ses fenêtres, la petite Lingane était ouverte sur tout l’univers. C’était une planète seule, mais elle était prospère.
Sans se détourner du panorama, l’Autarque dit :
— Commencez par le navire postal, Rizzett. Où a-t-il rencontré ce croiseur pour la première fois ?
— A moins de deux cent mille kilomètres de Lingane. Les coordonnées exactes sont sans importance, mais le croiseur Tyrannien était déjà en orbite autour de la planète. Depuis, ils sont sous surveillance.
— Comme s’il n’avait pas l’intention de se poser, mais qu’il attendait quelque chose ?