Biron se regardait dans le miroir, se demandant comment cela lui irait, lorsque Artémisia approcha sur la pointe des pieds.
— Je croyais que tu voulais dormir ?
— J’ai dormi un moment, mais je me suis réveillé.
Il la regarda en souriant. Elle lui caressa tendrement la joue.
— Qu’elle est douce. On croirait que tu as seize ans.
Il lui embrassa la main.
— Mmm, à ta place, je me méfierais.
— Ils nous surveillent toujours ?
— Toujours, oui. Ce que c’est ennuyeux, ces intermèdes où l’on ne peut qu’attendre en se faisant de la bile.
— Je ne trouve pas cela ennuyeux du tout.
— Bien sûr, Arta, mais je ne parlais pas dans ce sens-là.
— Pourquoi n’atterrissons-nous pas sur Lingane sans nous occuper d’eux ?
— Nous y avons pensé, mais nous ne tenons pas à courir ce risque. Pas avant que nos réserves d’eau aient baissé, en tout cas.
— Et moi, je vous dis qu’ils bougent ! intervint Gillbret.
Biron alla regarder les témoins du massomètre.
— Vous avez peut-être raison.
Il s’assit devant l’ordinateur et fit rapidement quelques calculs.
— Non, Gillbret, les deux vaisseaux n’ont pas bougé relativement à nous. Ils sont toujours à quelque huit mille kilomètres. Ce qui a influencé le massomètre, c’est qu’un troisième vaisseau est venu se joindre à eux.
Il vérifia de nouveau les indications des témoins.
— Maintenant j’ai bien l’impression qu’ils approchent. Pensez-vous pouvoir vous mettre en contact avec eux, Gillbret ?
— Je peux essayer.
— Allez-y, alors. En phonie seulement. Pas d’image tant que nous ne saurons pas ce qui se trame.
La dextérité de Gillbret était stupéfiante. Il devait avoir un talent inné pour l’électronique. Contacter un minuscule point dans l’espace avec une étroite onde porteuse reste une tâche difficile, où les instruments ne peuvent entièrement suppléer au talent de l’opérateur. Il connaissait en tout et pour tout la distance du vaisseau, qui pouvait être fausse de plusieurs centaines de kilomètres, ainsi que deux angles, eux aussi fort imprécis.
Restait un volume d’environ quinze millions de kilomètres cubes, dans lequel le vaisseau se trouvait en théorie. Le reste était question de jugé. On dit parfois qu’un opérateur expérimenté « sent » en maniant les commandes de combien il a raté sa cible. Scientifiquement, cette théorie est évidemment absurde, mais il semble parfois qu’aucune autre explication n’est possible.
Au bout de dix minutes, une lampe-témoin s’alluma. Le Sans Remords émettait et recevait.
Dix autres minutes plus tard, Biron put enfin se détendre.
— Ils vont nous envoyer un homme à bord.
— Faut-il les y autoriser ? demanda Artémisia.
— Pourquoi pas ? Un homme seul ? Nous sommes armés.
— Leur vaisseau va s’approcher dangereusement.
— Nous avons un croiseur Tyrannien, Arta. Nous sommes trois à cinq fois plus rapides qu’eux, même s’ils ont le meilleur navire militaire dont Lingane dispose ; leur fameux Traité d’Association prévoit de nombreuses restrictions. De plus, nous avons cinq atomiseurs de gros calibre.
— Tu sais donc t’en servir, Biron ? Je ne l’aurais jamais cru !
Biron adorait qu’on l’admire, mais cela ne l’empêcha pas d’avouer :
— Hélas, non. Pas encore en tout cas. Mais ils ne savent pas que je ne sais pas, tu vois ?
Une demi-heure plus tard, l’image d’un vaisseau apparut sur l’écran. C’était un petit navire trapu, équipé de huit ailerons, sans doute destinés à faciliter les vols stratosphériques.
Dès qu’il le vit apparaître, grossi par le télescope, Gillbret poussa un cri d’enthousiasme :
— C’est le yacht privé de l’Autarque ! J’en suis sûr ! Je vous avais bien dit que la simple mention de mon nom suffirait à attirer son attention.
Après une période de décélération et de stabilisation, le yacht s’immobilisa sur l’écran. Une voix impersonnelle se fit entendre dans les haut-parleurs.
— Prêts pour nous recevoir à bord ?
— Prêts ! Une personne seulement.
— Une personne, confirma la voix laconiquement.
Pareille à un gigantesque serpent qui se déroule, la corde de métal tressé fusa vers eux comme un harpon. Sur l’écran, le cylindre aimanté qui la terminait grossit à vue d’œil.
Le bruit du contact se réverbéra dans tout le vaisseau. En l’absence de pesanteur, la ligne ne s’incurva pas vers le bas mais conserva des boucles qui ondulaient lentement sous l’influence de l’inertie.
Lentement, le yacht Linganien s’éloigna jusqu’à ce que la ligne fût tendue, fil arachnéen reflétant de façon exquise la lumière du soleil de Lingane.
Biron régla le télescope, et le yacht grossit monstrueusement dans le champ de vision ; à près d’un kilomètre de là, une petite silhouette en émergea et, suspendue au filin, commença à avancer vers eux.
Généralement, deux navires désirant effectuer un transbordement approchent presque jusqu’à se toucher, et des sas extensibles s’unissent grâce à de puissants champs magnétiques. Par cette sorte de tunnel, l’on peut passer d’un vaisseau à l’autre sans protection aucune. Bien entendu, cette forme de transbordement suppose une confiance réciproque.
Avec le filin, par contre, une combinaison spatiale était indispensable. On distinguait nettement celle du Linganien, en tissu de métal extensible gonflé par la pression de l’air, et dont les joints souples exigeaient un très faible effort musculaire.
La vitesse réciproque des deux vaisseaux devait être soigneusement surveillée. Une accélération mal venue pouvait rompre le filin et, projeté par la vitesse initiale, le malheureux voyageur de l’espace risquait d’être pris dans le champ d’attraction du soleil, sans qu’aucun obstacle, aucun frottement atmosphérique, ne l’arrête dans sa course vers l’éternité.
Le Linganien avançait avec des gestes rapides et sûrs. Lorsqu’il approcha, ils purent observer sa technique : chaque fois que, d’une main, il s’imprimait une poussée, il se laissait flotter sur trois ou quatre mètres avant d’agripper de nouveau le filin.
— Et s’il manquait sa prise ? demanda Artémisia, effrayée.
— Il me semble trop habile pour cela. De toute façon, nous le rattraperions.
Le Linganien était très près maintenant. Il disparut du champ de l’écran et, cinq secondes plus tard, on entendit le claquement de ses semelles sur la coque. Biron alluma les signaux délimitant le sas puis, en réponse à une série de coups impérieux, ouvrit la porte extérieure. Dès qu’elle se fut refermée, une section de la paroi intérieure s’escamota, et l’homme entra.
Sa combinaison se couvrit instantanément d’une épaisse couche de glace. On sentait le froid qu’il avait apporté avec lui. Biron monta le chauffage, mais il fallut un long moment avant que la glace se dissolve.
De ses doigts malhabiles gantés de métal, le Linganien ôta impatiemment son casque, dont la visière encore couverte de givre l’aveuglait.