Le visage coloré de Rizzett s’était visiblement allongé.
— Oui. Il y en a juste des traces. Un millième de un pour cent, quelque chose de cet ordre-là.
— Cela ne prouve rien, dit Biron. Ils ont peut-être choisi ce monde précisément parce qu’il semble inhabitable.
— Mais j’y avais vu des fermes, insista Gillbret.
— Soit, mais on ne voit pas grand-chose d’une planète de cette taille, en tournant plusieurs fois autour. Vous savez parfaitement, Gil, qu’ils ne sont pas assez nombreux pour peupler une planète entière. Ils ont peut-être choisi une vallée cachée, où l’activité volcanique a accumulé une quantité suffisante d’anhydride carbonique, et où il y a de l’eau. Nous pourrions passer à trente kilomètres sans nous douter de son existence. D’autre part, ils ne répondront certainement pas à un appel radio sans avoir pris toutes leurs précautions.
— L’anhydride carbonique ne s’accumule pas aussi facilement, marmonna Gillbret.
Mais il ne quittait pas l’écran des yeux.
Biron se surprit à espérer que ce n’était pas le monde qu’ils cherchaient. Il ne pouvait pas attendre plus longtemps. Il fallait régler cette affaire sans plus tarder !
L’éclairage artificiel était éteint et la lumière du soleil pénétrait librement par le sas et les hublots. Cela les changeait agréablement, après tant de jours vécus dans un milieu artificiel. De fait, les hublots étaient ouverts, et ils respiraient l’atmosphère de cette planète étrangère.
Rizzett s’y était opposé au début, car le manque de gaz carbonique risquait de perturber leur rythme respiratoire, mais Biron avait estimé que ce serait supportable pendant quelque temps.
Gillbret avait surpris Rizzett et Biron alors que, tête contre tête, ils chuchotaient en regardant au-dehors. En l’entendant arriver, ils s’éloignèrent.
Gillbret éclata de rire et jeta, lui aussi, un coup d’œil dehors.
— Des pierres ! Rien que des pierres !
Biron le regarda calmement.
— Nous allons installer un émetteur radio sur le plateau. Cela lui donnera une plus grande portée et nous permettra de contacter tout l’hémisphère. Si le résultat est négatif, nous essaierons l’autre côté de la planète.
— C’est de cela que vous discutiez avec Rizzett ?
— Exactement. L’Autarque et moi allons mettre l’émetteur en place. C’est lui qui l’a proposé – heureusement d’ailleurs, ce qui m’a évité de faire cette suggestion moi-même.
Tout en parlant, il n’avait cessé de regarder du coin de l’œil Rizzett dont le visage restait sans expression. Biron se leva.
— Je pense qu’il vaudrait mieux que je défasse la doublure de ma combinaison spatiale.
Rizzett approuva de la tête. La planète était ensoleillée ; il y avait peu de vapeur d’eau dans l’air, et pas un seul nuage, mais le froid était très vif.
L’Autarque se tenait en haut de la rampe du Sans Remords. Il avait enfilé une combinaison de foamite ne pesant que quelques grammes, mais le protégeant parfaitement. Sur sa poitrine, il portait un petit cylindre d’anhydride carbonique dont le faible débit assurait une tension suffisante de CO2 dans son voisinage immédiat.
— Voulez-vous me fouiller, Farrill ? dit-il en levant les bras, avec une lueur amusée dans le regard.
— Non, répondit Biron. Voulez-vous assurer que je ne suis pas armé ?
— Loin de moi cette pensée !
Cet échange de politesses avait été aussi glacial que le temps.
Biron s’avança dans le soleil éblouissant et prit une des poignées de la malle contenant l’équipement radio. L’Autarque se baissa légèrement et empoigna l’autre.
— Ce n’est pas tellement lourd, dit Biron.
Il se retourna un instant, et vit Artémisia, silencieuse et immobile dans la pénombre du vaisseau. Elle portait une robe drapée d’une blancheur immaculée, dont le tissu souple et léger flottait dans le vent. Les amples manches plaquées contre ses bras avaient des reflets argentés.
Un instant, Biron se sentit fléchir. Il aurait voulu lâcher la malle, courir vers elle, la serrer dans ses bras, si fort que ses doigts auraient laissé des marques sur ses épaules, sentir ses lèvres venir à la rencontre des siennes… Il chassa ces pensées dangereuses et se contenta de la saluer brièvement de la tête.
Et elle sourit et agita légèrement les doigts, mais c’était pour l’Autarque.
Lorsqu’il se retourna de nouveau cinq minutes plus tard, la tache blanche était toujours visible dans l’ouverture du sas, puis un accident de terrain leur cacha le vaisseau. De tous côtés, il n’y avait plus que des rochers arides et chaotiques.
Biron pensa à ce que l’avenir lui réservait et se demanda s’il reverrait jamais Artémisia – et si elle aurait du chagrin dans le cas où il ne reviendrait pas.
18
Artémisia regarda leur minuscule silhouette disparaître derrière la colline. Au dernier moment, l’un d’eux s’était retourné. Mais elle ne savait pas lequel et elle sentit son cœur se serrer.
Il ne lui avait pas dit un mot en partant. Pas un seul. Elle se détourna des rochers inondés de soleil et retourna vers le métal sombre et froid du vaisseau. Elle se sentait terriblement seule. Jamais de sa vie elle ne s’était sentie aussi seule.
C’était pour cela peut-être qu’elle frissonnait, mais c’eût été un intolérable aveu de faiblesse d’admettre que ce n’était pas simplement de froid.
— Oncle Gil ! dit-elle d’une petite voix, pourquoi ne fermez-vous pas les hublots ? Vous allez nous faire mourir de froid.
Le chauffage était réglé au maximum mais le thermomètre de bord n’indiquait que 7 degrés.
— Ma chère Arta, dit Gillbret, si vous persistez dans cette habitude ridicule de ne porter que quelques brumes vaporeuses de-ci de-là, ne vous étonnez pas d’être gelée.
Il établit néanmoins quelques contacts ; le sas se referma avec un déclic, et les épais hublots retrouvèrent leur opacité. Les lumières s’allumèrent et les ombres disparurent.
Artémisia s’assit dans le fauteuil du pilote et en caressa automatiquement les bras. Ses mains y avaient souvent reposé ; une légère chaleur l’envahit mais elle l’attribua au chauffage qui fonctionnait de nouveau normalement, maintenant que la bise glaciale ne pénétrait plus dans le vaisseau.
De longues minutes passèrent ; elle ne pouvait plus tenir en place. Elle aurait dû l’accompagner ! Elle rectifia immédiatement cette pensée rebelle en substituant un « les » au « l’ ».
— Oncle Gil ! Pourquoi ont-ils besoin d’installer cet émetteur ?
Il était absorbé dans la contemplation de l’écran, dont il maniait délicatement les commandes.
— Hein ?
— Nous avons essayé de contacter les habitants de la planète de l’espace, et personne n’a répondu, dit-elle. Je ne vois pas pourquoi un émetteur placé sur la surface même obtiendrait de meilleurs résultats.
Sur le moment, Gillbret ne sut que répondre.
— Eh bien, il faut tout tenter, ma chérie. Il faut trouver le monde rebelle. (Entre ses dents il ajouta :) Il le faut !
Un moment plus tard, il annonça :
— Je n’arrive pas à les trouver.
— A trouver qui ?
— Biron et l’Autarque. J’ai beau tout essayer, ils sont cachés par le plateau… Tiens ! Voilà le vaisseau de l’Autarque.
Artémisia jeta un coup d’œil indifférent sur l’écran. Le vaisseau était plus bas dans la vallée, à peut-être deux kilomètres du leur. Il brillait intolérablement dans le soleil. Il lui sembla sur le moment que c’était lui l’ennemi et non les Tyranni. Elle se prit à regretter vivement, douloureusement, qu’ils fussent jamais allés à Lingane. Ah ! S’ils étaient restés dans l’espace, rien qu’eux trois ! Ces jours passés ensemble avaient été si agréables – inconfortables, peut-être, mais tellement chaleureux. Et maintenant, elle ne pouvait que tenter de le blesser. Quelque chose en elle l’y poussait, et pourtant, elle aurait tant aimé…