— Je ne veux pas. (Il essaya en vain de se redresser.) Biron, le Saut est pour quand ?
— Bientôt, bientôt !
— Restez près de moi. Je ne veux pas mourir seul.
Sa main essaya faiblement de s’accrocher à son bras, puis se détendit et sa tête roula sur l’oreiller. Le docteur se pencha un moment vers lui.
— Nous ne pouvons plus rien pour lui, il est mort.
Biron sentit les larmes lui monter aux yeux.
— Excuse-moi, Gil, dit-il, mais tu ne savais pas. Tu ne pouvais pas comprendre.
Les autres ne l’entendirent pas.
Biron passa des heures difficiles. Il aurait voulu rendre les derniers honneurs à son ami décédé, mais Aratap avait refusé. Le corps de Gillbret allait être incinéré dans un four atomique, puis ses restes seraient éjectés dans l’espace, où ses atomes se mêleraient à jamais à la matière interstellaire.
Artémisia et Hinrik y assisteraient sûrement. Comprendraient-ils ? Comprendrait-elle qu’il n’avait fait que son devoir ?
Le docteur lui avait injecté un extrait cartilagineux destiné à hâter la cicatrisation de ses ligaments déchirés. Déjà son genou lui faisait moins mal – mais qu’importait cette douleur purement physique ?
Il sentit la commotion intérieure signalant que le vaisseau avait effectué le Saut. Des doutes affreux l’assaillirent.
Jusqu’alors, il n’avait jamais douté de la justesse de son analyse, mais s’il s’était trompé ? S’ils allaient découvrir le centre de la rébellion ? Tyrann ne tarderait pas alors, à envoyer ses légions. Quant à lui, il mourrait, sachant qu’il aurait pu sauver le monde rebelle mais qu’il avait risqué la mort pour le détruire.
Ce fut pendant ces sombres minutes qu’il repensa au document. Curieux, comme ce document tombait dans l’oubli pour resurgir soudain. On en parlait, et puis l’on pensait à autre chose. On déployait des efforts énormes pour trouver le monde rebelle sans se soucier du document mystérieusement disparu.
Le contraire eût-il été plus fructueux ?
Biron se rendit soudain compte qu’Aratap était prêt à faire face au monde rebelle avec un seul vaisseau. Etait-il sûr de lui au point de défier une planète entière, avec une poignée d’hommes ?
L’Autarque avait dit que le document avait disparu depuis des années. Mais qui le possédait maintenant ?
Les Tyranni, peut-être. Et peut-être leur avait-il donné un secret permettant à un unique vaisseau de détruire un monde entier.
Si tel était le cas, peu importait où se trouvait le monde rebelle et même s’il existait.
Enfin, Aratap arriva. Biron se leva, dissimulant mal son impatience.
— Nous avons atteint l’étoile en question, dit Aratap. Car il y a une étoile. Les coordonnées fournies par l’Autarque étaient justes.
— Et alors ?
— Il est inutile de chercher des planètes. Cette étoile, m’ont affirmé mes astrogateurs, était une nova il y a moins d’un million d’années. Si elle a jamais eu des planètes, elles ont été détruites. Cette étoile est maintenant une naine blanche. Elle ne peut pas avoir de planètes.
Biron le regardait fixement.
— Alors…
— Vous aviez raison, dit Aratap, le monde rebelle n’existe pas.
22
Toute la philosophie d’Aratap était impuissante à effacer le regret qu’il éprouvait. Pendant ces dernières semaines, son père avait revécu en lui. Comme ce dernier, il partait dans l’espace à la tête d’une escadrille pour écraser les ennemis du Khan.
En cette époque dégénérée, il n’y avait même pas de monde rebelle ! Pas d’ennemi du Khan, pas de planètes à conquérir. Il redevenait un simple commissaire condamné à aplanir de petites difficultés.
Mais le regret était un sentiment inutile, ne menant à rien.
— Vous avez raison, dit-il. Le monde rebelle n’existe pas. (Il s’assit et fit signe à Biron de l’imiter.) J’ai à vous parler.
Le jeune homme le regardait solennellement. Aratap ne le connaissait pourtant que depuis un mois, mais en ce mois, comme il avait changé. Il avait mûri, il avait appris à surmonter sa peur. Aratap se reprit. Tombait-il dans une décadence totale ? Allait-il se mettre à considérer les sujets comme des individus ? Voire à les aimer, à vouloir leur bien ?
— Je vais libérer le directeur et sa fille, commença-t-il. C’est la solution la plus sensée. C’est du reste inévitable pour des raisons politiques. En fait, je pense que je vais les libérer immédiatement et les renvoyer chez eux sur le Sans Remords. Accepteriez-vous de les piloter ?
— Vous me libérez aussi ? s’exclama Biron.
— Oui.
— Pourquoi ?
— Vous m’avez sauvé la vie, sans compter mon vaisseau.
— Je doute que des sentiments personnels dictent vos actes dans des affaires d’Etat.
Aratap se retint d’éclater de rire. Décidément, ce garçon lui plaisait de plus en plus.
— Dans ce cas, je vais vous donner une autre raison. Tant que je traquais une gigantesque conspiration contre le Khan, vous étiez dangereux. Depuis que je sais qu’il ne s’agissait que d’une cabale Linganienne, vous ne l’êtes plus, voilà tout. De fait, il serait dangereux de vous juger, vous et les autres prisonniers.
« Les procès auraient lieu devant des tribunaux Linganiens et échapperaient partiellement à notre contrôle. On y mentionnerait inévitablement ce soi-disant monde rebelle, ce qui risquerait d’agiter les esprits. Nous leur donnerions un symbole auquel se référer, une raison de se révolter, un espoir pour l’avenir. La rébellion ne ferait que croître pendant des décennies.
— Vous nous remettez donc tous en liberté ?
— Liberté, c’est un bien grand mot. Nous ne pouvons pas à proprement parler vous considérer comme des sujets loyaux. Lingane cessera d’être un Etat associé, et le prochain Autarque sera lié au Khanat par des accords plus stricts. Par exemple, les procès impliquant des Linganiens ne seront plus nécessairement du ressort des tribunaux locaux. Les Linganiens impliqués dans la Conspiration, y compris ceux qui sont actuellement entre nos mains, seront exilés dans des mondes proches de Tyrann, où ils ne pourront pas faire grand mal. Quant à vous, ne comptez pas retourner à Néphélos et retrouver votre Ranch. Vous resterez à Rhodia, de même que le colonel Rizzett.
— Cela me paraît équitable, dit Biron. Mais qu’en est-il du mariage de Dame Artémisia avec ce Tyrannien ?
— Vous désirez qu’il n’ait pas lieu ?
— Vous savez que nous voulons nous marier. Vous aviez dit, une fois, qu’il y aurait peut-être moyen de mettre un terme à cette affaire ?
— Je l’ai dit, en effet, mais c’était calcul de ma part. Vous connaissez le vieux dicton : « Les mensonges des amoureux et des diplomates leur seront pardonnés » ?
— Je vous assure qu’il y a moyen, commissaire. Il suffit de faire remarquer au Khan que, lorsqu’un grand personnage de sa cour désire épouser l’héritière d’une puissante famille sujette, il agit sans doute par ambition personnelle. Une révolte peut être dirigée par un Tyrannien ambitieux, tout aussi bien que par un Linganien ambitieux.
Cette fois, Aratap éclata franchement de rire.
— Vous raisonnez comme si vous étiez un des nôtres ! Mais cela ne marcherait pas. Voulez-vous un conseil ?
— Dites toujours.
— Epousez-la sans tarder. Une fois la chose faite, il sera difficile de revenir dessus. Nous trouverons une autre femme pour Pohang.
Biron hésita, un instant, puis dit :
— Merci, commissaire.
Aratap serra la main qu’il lui tendait.
— Je dois dire que je n’aime pas particulièrement Pohang, d’ailleurs. Ah oui, et ne vous faites pas d’illusion sur un point précis. Ne vous laissez pas emporter par votre ambition. Bien que vous épousiez la fille du directeur, vous ne prendrez jamais la succession de ce dernier. Vous n’êtes pas le type d’homme que nous cherchons.