— Oh, vous voilà Farrill ! Je vous cherchais, pour que nous parlions de ce regrettable incident. Oui, vraiment déplorable. Je n’y comprends rien. Avez-vous une explication ?
— Non ! (Il criait presque). Aucune explication. Quand pourrais-je aller chercher mes affaires dans ma chambre ?
— Dans le courant de la matinée. Oui, oui. Certainement. Les appareils de mesure sont arrivés. La radioactivité est apparemment retombée à la normale. Vous avez eu beaucoup de chance. C’était sans doute une question de minutes.
— D’accord, d’accord, mais je vous prie de m’excuser. Il faut absolument que j’aille me reposer.
— Vous pouvez disposer de ma chambre pour le moment ; dès ce soir, nous vous en trouverons une autre. Euh… excusez-moi Farrill, mais j’aurais aimé vous parler d’un autre problème.
— Oui ? dit Biron avec lassitude. A en juger par la politesse exagérée d’Esbak, ce « problème » devait être bien délicat.
— Connaissez-vous quelqu’un qui aurait eu des raisons de vous… euh… brimer ?
— De me brimer de cette façon ? Certes pas.
— Que comptez-vous faire, alors ? Il serait extrêmement fâcheux qu’une publicité préjudiciable à l’Université vînt entourer cet incident.
Il ne cessait d’en parler comme d’un « incident » !
— Je comprends parfaitement, dit Biron sèchement. Mais n’ayez crainte. Je n’ai pas l’intention d’alerter la police. Je quitte la Terre dans quelques jours, et ça m’embêterait d’avoir à modifier mes plans. Je ne porterai donc pas plainte. Après tout, je suis toujours en vie.
Le soulagement d’Esbak lui avait paru indécent. Tout leur était égal, pourvu qu’ils n’aient pas d’» histoire » et que cet « incident » tombe rapidement dans l’oubli.
Au début de la matinée, il avait pu revenir dans son ancienne chambre. Elle était silencieuse ; aucun murmure ne provenait de la penderie. La bombe avait disparu, de même que le compteur. Esbak avait sans doute été les jeter dans le lac. Détruire ainsi des pièces à conviction constituait une infraction, mais c’était leur affaire, pas la sienne. Il avait mis ses affaires dans une valise, puis appelé le standard pour qu’on lui indique sa nouvelle chambre. Il avait remarqué que la lumière fonctionnait à nouveau, de même que, bien entendu, le visiphone. La porte tordue, à la serrure fondue, témoignait seule des événements de la nuit.
Il avait ensuite gagné sa nouvelle chambre, preuve, si jamais cela intéressait quelqu’un, qu’il avait l’intention de rester sur Terre. Puis en téléphonant de la cabine du couloir, il avait appelé un aérotaxi. Pour autant qu’il avait pu s’en rendre compte, personne n’avait remarqué son départ. Qu’Esbak et les autres se cassent la tête pour expliquer sa disparition ! Peu lui importait.
Au spatioport, il avait soudain aperçu Jonti. A peine s’ils avaient échangé un regard, en se bousculant dans la foule. Et il s’était retrouvé avec, dans la main, une petite boule noire, qui était une capsule personnelle, et un billet aller pour Rhodia.
Il avait examiné la capsule ; elle n’était pas scellée. Plus tard, dans sa cabine, il avait lu le message. Une simple lettre d’introduction, sans mots inutiles.
En regardant la Terre diminuer au loin, Biron repensa longuement à Sander Jonti. Avant son entrée dévastatrice dans sa vie, d’abord pour la lui sauver, ensuite, pour la mettre sur une voie nouvelle et inconnue, il ne le connaissait que très superficiellement. Ils avaient été présentés, se saluaient de la tête lorsqu’ils se rencontraient et, en deux ou trois occasions, avaient échangé quelques formules de politesse. Jonti ne lui avait jamais été sympathique ; il était trop froid, trop flegmatique, s’habillait avec trop de recherche et cultivait ses maniérismes de façon exaspérante. Mais tout cela était devenu parfaitement secondaire.
Biron passa la main sur ses cheveux coupés en brosse et soupira. Il se prit à regretter pourtant que Jonti ne fût pas là. C’était un homme d’action, au moins ; un homme qui dominait les événements. Il avait su quoi faire, avait su le lui dire et le convaincre de la nécessité de le faire. Et maintenant, Biron était seul, et il se sentait très jeune, très démuni, très solitaire et légèrement angoissé.
Mais il évitait soigneusement de penser à son père ; cela n’aurait servi à rien.
— Monsieur Malaine ?
Le nom fut répété trois fois avant que Biron ne levât la tête.
— Monsieur Malaine, répéta une quatrième fois le robot-messager, sur un ton respectueux.
Biron se souvint enfin que c’était son nouveau nom, celui qui figurait sur le billet que lui avait donné Jonti.
— Oui, qu’y a-t-il ? Je suis M. Malaine.
D’une voix légèrement sifflante, le robot donna son message :
— On m’a chargé de vous informer que l’on vous a changé de cabine. Vos bagages ont déjà été transférés. Le commissaire de bord vous remettra la clef de votre nouvelle cabine. Nous espérons que cela ne vous causera aucun inconvénient.
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? s’emporta Biron, faisant se retourner plusieurs autres passagers.
Il était stupide, bien entendu, de discuter avec une machine qui ne faisait que remplir sa fonction. Le messager, d’ailleurs, s’était déjà silencieusement éclipsé après l’avoir salué en inclinant le « torse », le visage figé en un doux sourire presque humain.
Biron sortit en coup de vent et se précipita sur le premier officier qu’il vit, lui disant, avec une véhémence peut-être inutile :
— Je veux voir le capitaine ! Immédiatement !
L’officier ne manifesta aucune surprise.
— C’est pour une raison importante, monsieur ?
— Et comment ! On vient de me changer de cabine sans même demander mon autorisation, et j’aimerais savoir ce que cela signifie !
Biron sentait bien que sa colère était disproportionnée ; mais il avait accumulé trop de rancœurs. Il avait failli se faire tuer ; il était obligé de fuir la Terre comme un criminel, et allait Dieu sait où pour faire Dieu sait quoi. Et maintenant, cette histoire de cabine qui faisait déborder le vase.
Il éprouvait le sentiment désagréable que, à sa place, Jonti aurait agi différemment, avec plus de sagesse sans doute. Mais il n’était pas Jonti, voilà tout.
— Je vais appeler le commissaire de bord, dit l’officier.
— Non, je tiens à voir le capitaine, insista Biron.
— Comme vous désirez. (Après une courte conversation par l’interphone, l’officier lui dit, fort courtoisement :) On va vous appeler. Si vous voulez bien prendre un siège en attendant.
Le capitaine Hirm Gordell était un homme trapu, plutôt petit. A l’entrée de Farrill, il se leva et lui tendit la main.
— Monsieur Malaine, dit-il, nous sommes vraiment désolés de vous avoir incommodé.
Un sourire de politesse ne quittait jamais son visage rectangulaire orné d’une moustache gris fer impeccablement taillée. Ses cheveux étaient de la même couleur, mais d’une nuance plus claire.
— Moi aussi, dit Biron. Cette cabine était réservée à mon nom, et personne, même pas vous, si vous me permettez de le dire, n’avait le droit de l’attribuer à quelqu’un d’autre sans mon autorisation.
— Vous avez parfaitement raison, monsieur Malaine, mais comprenez notre position. Un passager de dernière minute, une personnalité importante, insistait pour obtenir une cabine plus proche du centre de gravité du vaisseau. Il souffre d’une maladie cardiaque, et il était important de lui éviter une trop forte gravité. Nous n’avions pas le choix.