— Le Saut sera effectué dans exactement une minute. Cinquante secondes… quarante… trente… vingt… dix… cinq… quatre… trois… deux… une…
L’existence même semblait subir une brusque discontinuité. Il en résultait une secousse ressentie jusqu’au plus profond des os.
En quelques centièmes de seconde, ils avaient enjambé cent années-lumière, et le vaisseau était passé des abords du système solaire aux profondeurs de l’espace interstellaire.
— Regardez les étoiles ! s’exclama soudain un passager d’une voix qui tremblait d’émotion.
Repris par les autres passagers, le murmure s’amplifia, tantôt admiratif, tantôt empli de crainte : « Les étoiles ! Regardez ! »
En cette même fraction infinitésimale de seconde, la vue avait totalement changé. Ils s’étaient rapprochés du centre de la Galaxie qui, d’une extrémité à l’autre, s’étendait sur trente mille années-lumière. Les étoiles innombrables formaient maintenant une poussière dense, dont se détachaient les éclairs aveuglants de quelques astres plus proches.
Biron se surprit à murmurer le début d’un poème qu’il avait écrit à l’âge sentimental de dix-neuf ans, au cours de son premier voyage spatial – alors qu’il gagnait la Terre, cette Terre qu’il venait de quitter :
Les lumières se rallumèrent, arrachant brutalement Biron à cette magie. Il se retrouvait dans le salon d’un paquebot spatial, à l’occasion d’un dîner tirant sur sa fin, tandis qu’autour de lui les conversations retrouvaient leur niveau prosaïque.
Il consulta rapidement sa montre-bracelet, puis, lentement, releva le poignet et la fixa une longue minute durant. C’était la montre qu’il avait laissée dans sa chambre, cette nuit-là ; elle avait résisté aux radiations meurtrières de la bombe, et le matin venu, il l’avait récupérée en même temps que ses autres possessions. Combien de fois l’avait-il regardée depuis, pour s’assurer de l’heure, en négligeant l’autre information qu’elle lui donnait, une information vitale, d’une évidence criante ?
Le bracelet de plastique était encore et toujours blanc. Il n’était pas bleu, mais blanc !
Lentement, tous les événements de cette nuit s’ordonnèrent en un ensemble cohérent. Curieux, comme une seule pièce manquante empêche de voir le tout !
Il se leva brusquement, en marmonnant une vague excuse. Il était contraire à l’étiquette de quitter la table avant le capitaine, mais peu lui importait.
Il se hâta vers sa cabine, préférant monter la longue rampe à pied plutôt que d’attendre l’ascenseur. Après avoir verrouillé la porte derrière lui, il regarda dans l’armoire murale et dans la salle de bains. Il n’avait guère d’espoir de surprendre quelqu’un, d’ailleurs. Il y avait longtemps qu’ils avaient dû faire leur travail.
Il vérifia soigneusement ses bagages. Ils avaient fait preuve de soin et de méthode. Rien ne paraissait avoir été dérangé, mais il manquait plusieurs objets, et non des moindres : ses papiers d’identité, un paquet de lettres de son père, et même la capsule contenant l’introduction à Hinrik de Rhodia.
Voilà pourquoi on l’avait changé de cabine ; ce n’était ni l’ancienne ni la nouvelle, qui les intéressait ; mais le fait même du déménagement, qui leur donnait l’occasion de s’occuper de ses bagages, de façon parfaitement légitime. Légitime !
Biron s’allongea sur le grand lit et réfléchit rageusement. En vain ; le piège était parfait. Ils avaient tout prévu. S’il n’avait pas, par un hasard absolument imprévisible, laissé sa montre dans sa chambre la nuit de l’attentat, il ne se serait jamais douté à quel point les mailles du filet que les Tyranni avaient tissé à travers l’espace étaient serrées.
On sonna à la porte, et il se leva pour ouvrir. C’était le steward, d’une politesse presque obséquieuse.
— Le capitaine désire savoir s’il peut faire quelque chose pour vous. Vous paraissiez indisposé en quittant la table.
— Je vais parfaitement bien, répondit-il sèchement.
Comme ils le surveillaient ! Il comprit alors que la situation était sans issue. Le vaisseau l’emportait, poliment mais sûrement, vers la mort.
4
Sander Jonti soutint avec froideur le regard de son interlocuteur.
— Disparu, dites-vous ?
Rizzett passa sa main sur son visage haut en couleurs.
— Quelque chose a disparu, en tout cas. Et il est possible que ce soit le document qui nous intéresse. Nous ne savons presque rien à son sujet, d’ailleurs, sinon qu’il remonte à une date quelconque entre le XVe et le XXIe siècle, selon le calendrier terrestre primitif, et qu’il est dangereux.
— Avez-vous une raison précise pour croire que le document manquant est bien celui-là ?
— Rien de plus qu’un raisonnement circonstanciel. Le Gouvernement de la Terre le faisait jalousement surveiller.
— Cela ne prouve rien. Les Terriens ont une vénération superstitieuse pour tout ce qui date de l’époque pré-galactique.
— Ce document a été volé, mais le fait n’a jamais été rendu public. Pourquoi continuent-ils à surveiller une vitrine vide ?
— Je les vois très bien le faire, au contraire, plutôt que de se résoudre à admettre qu’une sainte relique leur a été volée. Mais je me refuse à croire que le jeune Farrill ait pu s’en emparer. Vous le faisiez surveiller, si je ne m’abuse ?
L’homme sourit.
— Il ne s’en est pas emparé.
— Comment le savez-vous ?
L’agent de Jonti se fit un visible plaisir de lui répondre :
— Parce que le document en question a disparu depuis vingt ans.
— Que dites-vous ?
— Personne ne l’a vu depuis vingt ans.
— Il doit s’agir d’un autre document. Le Rancher n’a appris son existence que depuis six mois.
— Dans ce cas, c’est que quelqu’un l’a battu de dix-neuf ans et demi !
— Peu importe, dit Jonti après avoir réfléchi un instant. Cela doit être sans importance, tout bien pesé.
— Pourquoi cela ?
— Je suis sur Terre depuis des mois. Avant, j’étais tout prêt à croire que la planète recelait une information de valeur. Mais maintenant… Suivez-moi bien. Lorsque la Terre était la seule planète habitée de la Galaxie, sa technologie, militaire en particulier, était extrêmement primitive. La seule arme digne de ce nom qu’ils eussent jamais inventée était une grossière bombe nucléaire, contre laquelle ils n’avaient même pas trouvé de défense efficace.
Il étendit les bras dans une geste éloquent, embrassant l’horizon à la maladive luminosité bleutée.
— Je vois tout cela très clairement, maintenant, reprit-il. Il est stupide de s’imaginer qu’une société aussi peu évoluée ait quoi que ce soit à nous offrir sur le plan militaire. Je sais, je sais, les techniques et les arts perdus dans la nuit des temps sont très à la mode ; il y a toujours eu des adorateurs du primitivisme qui ont un véritable culte pour la civilisation terrestre préhistorique.
— Et pourtant, le Rancher était un homme d’une grande sagesse, dit Rizzett. Il nous a affirmé qu’il s’agissait du document le plus dangereux qui existât. Je peux même vous citer ses propres paroles : « Il signifiera la mort des Tyranni, et la nôtre aussi ; mais pour la Galaxie, ce sera l’éveil à une nouvelle vie. »