— Et pourquoi n’aurais-je pas cette possibilité à Paris, dans le milieu laïque où je vais être à l’essai ?
Je ne lâchais pas sa main, bien qu’elle fût maintenant mouillée, trempée.
— Non, Simon, si vous entrez là, laissez toute espérance, l’eau se refermera sur vous. Je ne dis pas que vous n’y trouverez pas certains avantages, mais plus aucune possibilité d’évasion du côté de Dieu.
Il se rebiffa :
— Qu’en savez-vous ? Dieu ne vous demanderait pas la permission. Nous sommes payés pour savoir que ses voies ne sont pas nos voies. On nous en a assez rebattu les oreilles.
— Je le sais, voilà tout, dis-je. Vous n’êtes pas obligé de me croire ; mais si vous choisissez Paris, vous êtes perdu.
Je savais qu’il avait choisi. Je savais que tout finirait mal pour lui. Il retira sa main, j’essuyai la mienne à mon mouchoir. Il dit à voix basse : « Je pars demain matin avant le jour. » Prudent le mènerait en carriole à Villandraut où il prendrait le train ; personne ici ne s’apercevrait de son départ :
— Si du moins vous ne parlez pas.
— Non, Simon, je ne parlerai pas.
Un troupeau passait sur la route, j’entendais crier le berger. Simon toussa. Je dis la phrase rituelle de maman : « on sent la fraîcheur du ruisseau ». Simon insista : je ne dirais rien ? Il admit qu’il y aurait avantage à ce que je prépare le Doyen et maman de sorte qu’ils sentiraient moins le coup, mais sans les avertir que c’était si proche. Il s’éloigna par un sentier. Je remontai vers la maison au moment où Laurent en sortait, qui me dit qu’il « s’esbignait » : il y avait le curé, et en plus la mère Duport !… La mère Duport ? Ça n’étonnait pas Laurent, rien ne l’étonnait.
Dans le vestibule, la suspension était allumée bien qu’il fît jour encore. Je vis d’abord, assise en face de M. le Doyen et de maman, pétrifiée, Mme Duport sous son crêpe, l’œil jaune, avec je ne sais quoi de désordonné et de hagard, en dépit de l’attention qu’elle avait dû donner à sa toilette pour venir chez nous : une femme qui boit, il y a toujours quelque mèche qui la trahit. Le regard de maman sur cette ivrognesse, et qui avait peut-être une inclination, un penchant pour Simon ! C’est à ne pas croire, ce qui se passe dans les autres, devait-elle songer. C’était à ne pas croire, que Mme Duport fût là, chez nous.
— Vous connaissez mon fils Alain ?
Mme Duport arrêta sur moi son masque mort, en dépit de l’œil d’oiseau ou de vache qui faisait songer au fruit de quelque accouplement mythologique. Elle répondit sans me quitter des yeux que Simon lui avait parlé souvent de moi. Le Doyen dit alors qu’elle pouvait en effet tout dire en ma présence, qu’il fallait que je fusse au courant. Mais Mme Duport n’avait plus envie de parler. Elle me fixait de son œil large de vache sacrée. Elle appartenait à l’espèce pour laquelle je sais que je suis comestible.
Ce fut M. le Doyen qui me résuma ce que Mme Duport venait de leur rapporter : Simon ferait sa licence en un an si possible à Paris, où il aurait une place au secrétariat du Parti radical, rue de Valois ; mais derrière cette façade se développait un plan que Mme Duport avait surpris et qui consistait à exploiter à fond tous les souvenirs du petit et du grand séminaire de Simon. Il n’y en avait aucun, selon M. Duport, dont il n’y eût beaucoup à tirer. Il s’était fait prêter les cahiers de cours de Simon, il faisait passer au crible les manuels d’Histoire et de Philosophie.
— Comment Simon y a-t-il consenti ?
— On lui a fait croire que l’examen de ses cahiers de premier élève de sa classe aiderait beaucoup à sa nomination.
Mme Duport intervint alors : « Simon était trop fin pour ne pas avoir compris qu’il trahissait. » Je protestai :
— Simon n’a pas cru que ses cahiers de classe pussent tirer à conséquence.
En fait, que pouvait-on en tirer ? Des manuels, oui peut-être. Ceux de mon collège, à l’usage des maisons d’éducation chrétienne, étaient truffés de cocasseries dont nous avions dressé le répertoire, Donzac et moi. En tout cas ce n’était pas trahir que de communiquer ce qui était déjà à portée de tout le monde. Simon voulait tâter du fruit défendu. Le Doyen me demanda s’il me l’avait dit.
— Je l’ai compris : les jeux sont faits.
Le Doyen protesta : « Non ! Il nous reviendra ! » Je secouai la tête. Je murmurai : « Il est perdu. »
— Perdu pour nous, peut-être, dit ardemment le Doyen, mais pas perdu, le pauvre enfant, non ! non ! Pas perdu.
Je l’ai aimé, ce pauvre prêtre, à ce moment-là. Je l’assurai que je le croyais comme lui. Quant à maman, elle se tairait tant que Mme Duport serait là ; mais Mme Duport paraissait faire corps avec le fauteuil qu’elle emplissait de sa masse. Elle me regardait non pas furtivement : je sentais ses yeux sur moi. Alors maman, qui, en toutes circonstances, savait ce qui se fait et ce qui ne se fait pas, se leva et nous obligea tous à nous lever, sauf Mme Duport qui dut sentir le congé que lui signifiait maman, adouci d’une formule de gratitude pour les renseignements qu’elle nous avait donnés. Mme Duport se leva enfin, vint vers moi et me dit : « Vous viendrez me voir avant la rentrée. Nous parlerons de lui. »
Je m’excusai, la rentrée des classes était dans quinze jours.
— Mais non, pas pour vous cette année : vous êtes bachelier. Simon m’a dit que vous resteriez à Maltaverne pour la chasse à la palombe.
Ils parlaient donc de moi ! C’étaient ces êtres-là que j’intéressais. Mlle Martineau ne parlait de moi avec personne.
— Oh ! La chasse et moi !
— Alors justement vous aurez le temps.
Elle avait le sourire hermétique des personnes qui ont des dents à cacher. Le Curé, outré, dit sur un ton d’autorité : « Je vous accompagne, madame ! » et l’entraîna jusqu’au perron. Comme je descendais derrière Mme Duport et le Doyen, maman m’ordonna : « Non, reste ! » Nous rentrâmes au salon. Elle se laissa tomber sur un fauteuil, mit sa tête dans ses mains. Pour prier ou pour rager ? Je crois qu’elle essayait de prier et qu’elle luttait contre la rage qui enfin éclata.
Pauvre maman, tout ce que je redoutais qu’elle dît sortait d’elle à flots pressés. Elle fit le compte de ce qu’elle avait payé pour Simon depuis dix ans. Plus on en fait, plus ils vous volent. Ah ! Nous aurons été bien roulés.
— Non, j’exagère, je n’ai pas été roulée puisque je n’avais aucune illusion. Comme dit M. le Doyen, il faut se donner et se donner en sachant qu’on ne recevra rien en échange.
— C’est peut-être vrai pour M. le Doyen, dis-je, mais pas pour nous. Rassure-toi, tu te seras bien payé sur la bête.
Maman interloquée me demanda : « Sur quelle bête ? »
— Sur cette vieille bête de somme de Duberc, qui gère tes dix métairies, pour trois cents francs par an, seul à connaître les limites des propriétés, de sorte que s’il nous quittait aujourd’hui nous serions à la merci de tous nos voisins…
— À qui la faute si ton frère et toi, vous êtes des propres-à-rien, si vous n’êtes pas capables de connaître les limites…
— Tu sais bien que ça ne s’apprend pas, qu’il faut être du pays et y avoir toujours vécu. Tu as vu souvent Duberc battre les fourrés, creuser la terre à un endroit que rien ne signale, et la borne apparaît entre les ronces tout à coup. Tu ne pourrais pas te passer de lui. Il pourrait te faire chanter, exiger le triple de ce que tu lui donnes, ce serait encore incroyablement peu.
— C’est trop fort ! Il est logé, éclairé, chauffé, il a le lait, la moitié du cochon.