— Va te coucher !
— C’est pour le coup que le destin éternel de Simon, tu t’en moquerais bien, puisque c’est ce qui est périssable en lui que tu aimerais…
Elle me poussa vers l’escalier : « Monte, fais doucement pour ne pas réveiller ton frère et que je ne t’entende plus… Cet enfant me tuera. »
Je protestai qu’il était trop tôt pour dormir. J’allais faire le tour du parc.
— Couvre-toi. J’ai assez d’un malade. Et quand tu te coucheras, n’ouvre pas la fenêtre. Laurent tousse.
— Il tousse souvent la nuit, dis-je. Il tousse en dormant.
— Comment le sais-tu ? Tu dors sans jamais te réveiller.
— Je l’entends dans un demi-sommeil.
Je suis sûr de ne pas l’inventer, je me souviens d’avoir été impressionné moi-même par ce que je disais, et que j’eus peur pour Laurent tout à coup, comme si à force de vouloir impressionner les autres, je devenais victime de mon maléfice, mais ce ne fut qu’une angoisse de quelques secondes. Je me retrouvai dans cette ténèbre lactée d’un soir de lune, tel que je suis toujours en ces heures-là, attentif au ruissellement de la Hure, à cette calme nuit murmurante, pareille à toutes les nuits, à cette même clarté qui baignera la pierre sous laquelle le corps que je fus finira de pourrir. Ce temps qui coule comme la Hure et la Hure est là toujours et sera là encore et continuera de couler… Et c’est à hurler d’horreur. Comment font les autres ? Ils n’ont pas l’air de savoir.
Et moi je ne savais pas que cette nuit qui commençait, avec toutes ses agonies innombrables… Mais il faudrait parler de ces choses sans les inventer et faire pour Donzac un rapport exact, un constat. Je suis rentré. C’était la dernière année avant que maman eût fait mettre l’électricité. Une seule lampe demeurait allumée au-dessus du billard. Je pris un des bougeoirs et gagnai notre chambre au-dessus de celle de maman, la chambre des garçons. Une chambre à deux fenêtres très grande et nos deux lits étaient « tête-bêche » de sorte que Laurent et moi, nous pouvions passer toute la nuit ensemble sans même nous voir et qu’il se levait presque toujours à l’aube. Le soir, quand nous étions enfants, il tombait de sommeil à table même, et il fallait quelquefois le porter dans son lit. Depuis deux ans « il courait », disait-on, et c’était moi qui dormais quand il rentrait furtivement, ses souliers à la main. Quand je m’éveillais, Laurent était depuis longtemps envolé.
J’étais bien résolu à ouvrir la fenêtre malgré la défense de maman. L’atmosphère était lourde. Je ne reconnaissais pas l’odeur habituelle de Laurent, son odeur canine, mais saine. La fièvre a une odeur que je sentis d’abord. Il dormait sans ronfler, mais bruyamment. Je commençai à me déshabiller quand maman entra en robe de chambre, avec sa tresse, s’approcha du lit de Laurent et après l’avoir tâté, au front et au cou, sans qu’il se réveillât, me dit à voix basse que je ne pourrais dormir, que Laurent aurait peut-être besoin d’elle, qu’elle allait prendre mon lit et moi le sien. Je ne me fis pas prier et sans jeter un regard à mon frère, je gagnai la chambre de maman au premier étage, moins grande que la nôtre, parce qu’on y avait ménagé dans deux angles un cabinet de toilette et une garde-robe qui formaient ainsi l’alcôve où était le lit. J’ouvris avec délices une des fenêtres et me glissai dans le lit où j’avais été conçu. Pensée étrange, fascinante à la fois et insoutenable, que je chassai par ce mouvement naturel qui m’était resté de mon enfance scrupuleuse, persuadé que notre éternité pouvait dépendre d’une seule pensée.
Pour vaincre l’obsession, j’eus recours à ce qui me servait aussi pour glisser lentement vers le sommeil, je me racontai une histoire : j’en avais toujours une sur le chantier. Celle qui était en cours à ce moment-là me ravissait. C’était l’année où j’avais lu pour la première fois dans la Comédie humaine de Balzac Splendeurs et Misères des Courtisanes et, désolé du suicide dans sa prison de Lucien de Rubempré, j’avais réinventé son histoire : Lucien de Rubempré n’était pas compromis, ni emprisonné, Carlos Herrera réussissait son coup, escroquer le baron de Nucingen de la somme énorme exigée pour que Lucien pût épouser la fille du Duc de Grandlieu. J’allais au-devant des difficultés. Grâce à l’appui du Duc et de Carlos Herrera, Lucien était attaché à l’ambassade de Rome, de sorte que le mariage se faisait presque à la sauvette, dans la chapelle de l’ambassade, sans que Paris le sût, et que tout ce qui aurait pu surgir contre Lucien était conjuré. Peu après, Carlos Herrera décida de mourir et de redevenir Jacques Colin, le forçat évadé qu’il était réellement. Il feignit d’avoir une de ces tumeurs qui ne pardonnent pas. Tous ceux qui le virent alors le crurent perdu. Il alla se faire opérer dans un hôpital privé en Suisse qui dépendait de la bande. Le cadavre d’un autre opéré devint celui de Carlos Herrera et Jacques Colin prit le large… Et moi je glissai, je sombrai dans un sommeil épais, profond, peuplé d’un monde fourmillant d’où j’émergerais quand me toucherait le premier rayon fusant à travers les persiennes.
Cette nuit-là, je m’éveillai en pleine nuit, comme perdu dans ce lit qui n’était pas le mien et qui avait l’odeur de maman. Je sus tout de suite qu’il se passait un événement grave. Oui, je sus tout de suite que c’était grave. Des pas hâtifs retentissaient dans l’escalier que l’on ne songeait pas à étouffer, des portes demeuraient ouvertes et battaient. Le drame était au-dessus de ma tête. Laurent ? Je me rassurai : ce bruit de broc, de cuvettes, il avait dû vomir. Je me tournai du côté du mur. À ce moment-là, maman entra, une lampe à la main qui éclairait en plein sa grande figure échevelée et grise. Elle demeura sur le seuil : « Écoute, il vaut mieux que tu saches… » Laurent avait eu un crachement de sang qui durait encore. Le docteur Dulac et le Doyen étaient auprès de lui. Je fis le geste de me lever, elle me supplia de ne pas bouger jusqu’à l’aube.
— Alors tu partiras chez les demoiselles, à Jouanhaut. Il faut fuir, fuir, répétait-elle, hagarde. Je ne respirerai que lorsque je te saurai loin.
— Mais Laurent…
— Il ne s’agit plus de Laurent, il s’agit de toi.
— Mais maman, Laurent ? Laurent ?
Elle demeurait pétrifiée, sa lampe à la main avec cette grande mèche blanche qui lui barrait le front. Elle me regardait ardemment.
— Prie pour ton pauvre frère, mais notre premier devoir, c’est de t’isoler. Dieu veuille que ce ne soit pas trop tard. Quand je pense que tu partages sa chambre à Bordeaux et à Maltaverne depuis des années. Et la nuit dernière encore, tu respirais le même air que lui.
— Mais lui, maman, mais Laurent…
— Nous ferons l’impossible, tu penses bien. Dès demain il y aura une consultation. Mais il faut que tu saches…
Elle hésita : « Le docteur croit… » Elle s’interrompit, recommença d’entrer dans le détail de ce qu’elle avait résolu à mon sujet. On eût dit que ce malheur me concernait seul, qu’il n’avait d’importance et de conséquences que par rapport à moi. Je partirais sans linge, sans habits que ceux que j’aurais sur moi, toutes mes affaires étant dans la chambre contaminée.
— Je ne t’embrasserai même pas, et bien entendu tu n’approcheras pas de la chambre de Laurent. D’ailleurs il n’est pas en état. Il vaut mieux que tu ne gardes pas cette image…
— Pas la dernière, maman, pas la dernière !
— Mais oui ! Tu sais que je vois toujours le pire. Je vais te chercher du café. Recouche-toi.