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Je me laisserais faire, je ferais ce qu’elle voudrait. Elle avait fait peur au garçon de dix-neuf ans comme elle faisait peur au petit garçon pour qu’il obéît. Il y avait eu à Maltaverne la chambre, le lit où Bon-papa était mort, et à Bordeaux la chambre, le lit où papa était mort. Il y aurait ici la chambre, le lit où Laurent… Il se détachait tout à coup de sa nullité de dernier de la classe pour commencer de vivre en moi sa nouvelle existence. Il n’avait jamais dit une parole qui n’eût trait aux palombes, ou à la bécasse, ou au lièvre, ou à ses chiens. Il préparait Grignon, mais aussi indifférent à l’agriculture qui s’apprend dans les livres, qu’au latin ou qu’à l’hébreu. Il avait toujours dit : « Je serai le paysan de la famille… » Mais il ne s’occupait de rien à Maltaverne.

— Vous me laissez tout faire ! gémissait maman qui n’eût pas souffert que nous mettions, si peu que ce fût, le nez dans ses affaires — qui en fait étaient les nôtres puisque Maltaverne était à nous, qu’elle était notre tutrice.

Ainsi vaguait ma pensée et elle buta tout à coup sur ceci : « Il n’y aura plus que moi, je serai seul à Maltaverne, face à maman. » Oui, j’ai eu cela dans l’esprit mais Dieu m’en est témoin, pas pour m’en réjouir, parce qu’il était impossible que maman n’y pensât pas, elle aussi, avec sa passion maniaque de la terre, qu’elle n’en fût pas obscurément touchée. Elle adorait la terre, mais pas à ma manière, elle haïssait les partages… Donzac pour qui j’écris n’a pas besoin que je l’en avertisse : rien de tout cela n’était clair en moi durant cette nuit sinistre, rien n’était avoué, consenti, reconnu. J’applique sur ces heures qui m’ont marqué à jamais la grille de mes pensées, telles que je les ai dégagées dans leur enchaînement et dans leur ordre au long de la semaine qui a suivi à Jouanhaut, chez les demoiselles.

En attendant qu’il fît jour, je demeurai étendu tout habillé, sur le lit de maman. Elle revint une fois sans passer le seuil de la chambre pour m’apporter du café et m’avertir que Marie Duberc était occupée à repasser mon linge et que rien ne me manquerait. Je n’avais qu’à rassembler mes livres et mes paperasses, comme elle appelait tout ce que j’écrivais. Je m’assoupis. J’entendis les roues de la carriole de Duberc dans un demi-sommeil. Marie entra avec un plateau, la tête comprimée dans le foulard noir des vieilles, — toute noire elle-même, de ce noir luisant des poules dont elle avait l’œil effaré, le croupion. Depuis la fuite de Simon, dont ils s’étaient faits les complices, maman ne parlait plus aux Duberc que pour leur donner des ordres. Marie m’assura que Laurent reposait maintenant, que Madame ne le quittait plus. Le docteur ferait venir une sœur de l’hospice de Bazas. Elle gémissait : Ah ! Lou praou moussu Laurent ! C’était lui le préféré chez les Duberc : Ah ! Lou praou !

Cette fuite, sans avoir revu mon frère mourant, je ne me la pardonnerai jamais. Maman montait la garde pour m’empêcher d’entrer dans la chambre dont l’espace d’une seconde j’aperçus par la porte entrebâillée, à la lueur vacillante d’une veilleuse, les meubles déplacés, les linges épars. Je me laissai faire. Tout se passa comme maman l’avait décidé. À dix-neuf ans, je me laissais porter par elle comme un nouveau-né. Je protestai faiblement, elle ne m’écoutait même pas. Elle disait : « Dès que la crise sera surmontée, tu le reverras. Je te le promets. Je t’enverrai chercher. Tu lui parleras de loin, il y aura encore de beaux jours. Nous l’installerons au soleil dans le parc. La forêt, c’est encore ce qu’il y a de plus efficace. »

Ah ! Le brouillard de ce matin de septembre, son odeur… Moi je ne mourrai pas, moi je vivrai. Maman avait fait parvenir aux demoiselles une lettre qui leur annonçait mon arrivée et notre malheur. Mademoiselle Louise et Mademoiselle Adila m’attendaient dans le désarroi du plaisir inespéré que leur causait ma venue, de la commisération et du chagrin. Mais la joie dominait, surtout chez Mlle Adila, condamnée à vivre avec une sourde « qui comprenait tout au mouvement des lèvres », à sept kilomètres du bourg, dans ce quartier perdu où l’unique route venait mourir et au-delà, c’était la grande lande déserte jusqu’à l’océan. L’une de ces antiques métairies au bord d’un immense champ de millade, j’aime à penser que nous sommes issus de l’une d’elles. Ce matin-là, les alouettes chantaient au-dessus du champ, ces alouettes que Laurent ne tirerait plus. On avait ouvert pour moi au soleil levant une vaste chambre qui sentait le moisi, où je savais que le père des demoiselles s’était suicidé après sa ruine, mais on ne savait pas que je le savais. Je déposai sur la table le Pascal de Brunschvicg, une copie dactylographiée de l’Action de Maurice Blondel que m’avait prêtée Donzac et Matière et Mémoire de Bergson ; et j’allai aussitôt fouiller dans la bibliothèque du « salon de compagnie » qui m’avait dispensé, quand j’étais enfant, un bonheur tel qu’il me semble que ceux qui ne l’ont pas connu ne savent pas ce qu’est le miracle de la lecture, quand rien du dehors ne vient rider la surface d’un jour de grandes vacances, quand le paysage réel s’accorde au paysage rêvé et que l’odeur même de la maison est déjà telle en nous qu’elle sera à jamais quand, depuis bien des années, la maison n’existera plus.

Ce n’était pas Bergson que je lisais, ni Pascal ni les Annales de Philosophie chrétienne, mais Les Enfants du capitaine Grant, l’Île mystérieuse, Sans famille. La chambre de Laurent, telle que je l’avais entrevue par la porte entrebâillée, à la lueur tragique de la veilleuse, demeurait pourtant en moi. Je n’en perdais jamais conscience, j’en nourrissais mon angoisse et mon chagrin, mais peut-être aussi le bonheur d’avoir dix-neuf ans et de déborder de vie.

J’entendis Mlle Adila qui avait pris l’habitude avec sa sœur de crier à tue-tête, dire à la cuisinière : « Si un malheur arrive, quel parti sera M. Alain avec ses trois mille hectares… »

— Eh ! bé ! oui, mais tant que sa maman vivra, elle sera maîtresse…

— Tais-toi, Pecque ! cria Mlle Adila. Sa maman a son bien à elle, près de mille hectares, une maison toute montée à Roaillan et de l’argent liquide, Dieu sait !

— Oui mais…

Je suis sorti pour ne plus entendre. Laurent était vivant, il vivait. Maman nous aimait tous les deux. Le Doyen vint m’apporter des nouvelles dans l’après-midi : « Ta mère est comme toujours admirable. Elle ne quitte pas Laurent une partie de la nuit pour que la sœur du Bon Secours puisse dormir. Elle est résolue à ne pas te voir, même de loin. Elle consent à ce sacrifice. Hélas, il n’y aura pas longtemps à attendre. » Pour la première fois ce jour-là j’entendis le nom fatal : « phtisie galopante ». J’entendis ce galop retentir en moi, qui emportait mon frère aîné à jamais dans une ténèbre où je le suivrais moi aussi, non peut-être au galop, mais au pas ; et si lentement que j’avance, je finirais par devenir pareil au vieux de Lassus avec mes trois mille hectares et une meute d’héritiers qui me harcèleraient, que je haïrais, que je tiendrais comme lui à distance. Horreur de la possession. La possession, mal absolu. Comment faire pour s’en dégager ? Je renoncerais volontiers aux biens de ce monde, non au monde lui-même, non à cette joie panique dont je débordais ce jour-là, sous les chênes de Jouanhaut, pendant que mon frère était emporté au galop dans la nuit qui ne finira pas.

Dès le lendemain, je crus voir à l’œil nu chez les demoiselles, comme tombé du ciel, le microbe de la propriété : une affreuse petite fille de dix ans, Jeannette Séris, leur héritière, qui à ce titre venait faire des séjours chez les demoiselles et recevoir les adorations des métayers. Le plus étrange est que, fille unique, ce monstre posséderait un jour l’un des plus vastes domaines de la lande et que la propriété des demoiselles s’y perdrait comme une goutte d’eau. Mais chaque hectare comptait pour ces boulimiques de la terre. Jeannette me faisait horreur. Petite fille blafarde et tavelée, on eût dit que deux de ses taches de rousseur étaient devenues phosphorescentes pour tenir la place des yeux, sans sourcils ni cils. Un peigne rond maintenait en arrière du front ses quelques cheveux. On faisait venir les enfants des métayers pour jouer avec elle. « Qué diz à mamizelle ? » Ils lui étaient soumis comme les petits moujiks aux petits boyards du temps du servage. Le lendemain matin, au réveil, j’entendis Mlle Louise crier à Mlle Adila : « … Mais il n’a même pas dix ans de plus qu’elle. Il attendra ! » Mlle Adila dut répondre par le seul mouvement des lèvres, car je n’entendis rien. La sourde insista : « Il ne se mariera pas sans la permission de sa mère. Il attendra le temps qu’il faudra… » Oh ! Dieu ! C’était de moi qu’il s’agissait et de Jeannette. On en parlait dans le pays, comme autrefois des fiançailles du dauphin de France et de l’infante d’Espagne. Mais cette fois j’étais seul désigné, Laurent ne partageait plus le risque horrible. Que ce fût déjà résolu dans l’esprit de maman, je n’en doutais pas. Pour comble, la petite me recherchait, cette horreur, elle me faisait des grâces. Elle y pensait elle aussi. Ce fut cette semaine-là que j’eus honte de mon ignorance, de mon indifférence pour tout ce qui touchait à la question sociale. Je résolus de lire Jaurès, Guesde, Proudhon, Marx… Ce n’étaient que des noms pour moi. En tout cas, je savais mieux qu’eux ce qu’est la propriété. Qu’elle soit le vol, je m’en moquerais, mais elle est ce qui avilit, ce qui dégrade.