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Après deux ans, je commence à Bordeaux un nouveau cahier. Le premier, Donzac m’a supplié de l’emporter à Paris où il est entré au Séminaire des Carmes. C’est pour lui que je me décide à reprendre ce journal. Un journal ? Non : Le récit composé, ordonné, de ce qui m’a été fourni au jour le jour par notre histoire, à maman et à moi, durant ces deux années — mais d’abord pour essayer d’y voir clair dans ce que je suis devenu depuis la mort de Laurent.

Ce que je suis devenu ? Suis-je devenu un autre ? Le garçon de vingt et un ans qui prépare sa licence de lettres à Bordeaux est-il différent de l’adolescent que j’étais ? Le même, condamné à rester le même, si je ne meurs comme Laurent. Le vieux de Maltaverne que je porte en moi succédera dans l’histoire secrète de la grande lande au vieux de Lassus et sera, octogénaire, ce même être que je suis, et quelque enfant poète de 1970 le regardera de loin, assis immobile sur le seuil et devenu minéral.

Ce n’est pas moi que la mort de Laurent a changé, ce sont les conditions de ma vie. J’ai été comme stupéfait pendant des mois. Maman prenait tout sur elle, n’ayant en ce qui me concernait d’autre souci que ma santé physique. J’avais « un voile sur le poumon gauche ». Elle n’a eu de cesse que je n’aie été réformé. Je m’en suis réjoui et j’en mourais de honte. Cela m’a rendu plus sauvage et je lui en ai voulu. Libérée de son inquiétude, elle a été prise chaque jour un peu plus par Maltaverne où, comme nous avons acheté cette année une automobile, une Dion-Bouton, elle se rend à chaque instant pour de brefs séjours. Il n’y a plus de distance. L’an dernier encore, il fallait changer deux fois de train pour atteindre Maltaverne. Le dépaysement commençait dès le hall de la gare du Midi. La grande lande, mon unique patrie, était aussi éloignée qu’une étoile. Aujourd’hui, je sais qu’elle commence aux portes mêmes de Bordeaux et que, par la route, s’il n’y a pas de panne de carburateur, ou si nous ne crevons pas, nous pouvons faire en moins de trois heures les cent kilomètres qui séparent Bordeaux de Maltaverne.

J’écris n’importe quoi pour ne pas toucher cette place envenimée depuis que Laurent s’est endormi. Que s’est-il passé entre maman et moi ? Qu’ai-je à lui reprocher ? Elle assume tout, me décharge de tout. Quand elle est à Maltaverne, comme en ce moment, je suis aussi libre à Bordeaux qu’un étudiant a jamais pu l’être, avec une cuisinière et un valet de chambre à ma dévotion. Si je suis incapable d’en tirer profit, ce n’est pas à maman que j’en puis faire reproche.

— Pourquoi n’as-tu pas d’amis ? Pourquoi refuses-tu les invitations ou demeures-tu dans les embrasures et ne danses-tu pas ?

Je ne danse pas comme je ne chasse pas. Tout est pareil…

Non, rien n’est pareil. Ce que je vais raconter, c’est du déjà vécu et non pas de l’histoire en train de se faire, bien que pourtant l’histoire continue. Donzac saura faire la différence entre le document interprété, retouché par moi, et ce qui prend forme au jour le jour, et de page en page d’un destin inéluctable. Donzac saura interpréter mes mensonges par omission et leur fera dire la vérité à mon insu — cette vérité que je voudrais pourtant arracher de moi, que je cherche avec une passion qui m’effraie, non à cause de moi mais parce que c’est de maman qu’il s’agit, et que je la démasque lentement et qu’à mesure que je découvre sa vraie figure, elle me fait peur.

Mais je ne suis plus seul. Je ne lui suis plus livré. Quelqu’un est venu. Quelqu’un. Tout a commencé chez Bard, le libraire des Galeries, celles qui joignent la rue Sainte-Catherine à la place de la Comédie. Je n’ai connu qu’assez tard cette obscure caverne à livres. Mon libraire à moi, c’était Feret, Cours de l’intendance. Chez Bard, les Éditions du Mercure de France occupent la meilleure place. La littérature y est aimée. Les poètes modernes sont dans la vitrine.

J’y suis venu au retour de la Faculté, presque chaque jour depuis ce premier jour où j’avais commencé de feuilleter un livre nouveau : L’Immoraliste, tellement captivé par ma lecture que je sursautai quand j’entendis une voix de femme à mon oreille : « Même si vous n’avez pas beaucoup d’argent, je vous conseille de l’acheter. C’est l’édition originale et les originales de Gide… »

Je levai les yeux et vis dans cette demi-ténèbre de la caverne Mlle Marie qui dirige la vente et qui mène tout le magasin (Bard, le patron, ne quitte guère la caisse et Balège, le commis bossu, fait la grosse besogne). Mlle Marie, vêtue d’un sarrau noir, se rend invisible, sauf de ceux sur qui elle pose son regard comme, ce premier jour, elle le posait sur moi. Ce qu’était ce regard… tendre à la fois et moqueur et terriblement perspicace. Attirée et touchée en moi, comme tous ceux qui m’aiment, par ce qui fait fuir les autres. Je l’ai trompée pourtant, malgré moi. J’aime tant les livres et j’en achète si peu, et j’hésite si longtemps avant de m’y résoudre, et pour tout dire je suis si incapable de dépenser un franc, et en plus je m’habille si mal, avec toujours la même cravate en ficelle, qu’elle me prit pour un étudiant pauvre. J’ai su plus tard qu’elle avait été pourtant frappée de ce que mon pardessus, tout usé qu’il paraissait, n’était pas de confection, que ma serviette était de beau cuir et portait des initiales. Mais je semblais ne disposer d’aucun argent de poche. Elle me crut le fils de campagnards ruinés ou avares et mit de côté pour moi les éditions originales. « Vous paierez le mois prochain », me disait-elle.

Ce n’est pas un sentiment vil qui m’a retenu de la détromper. Une espèce de honte ? Non, plutôt ce bonheur d’être aimé pour moi-même, de savoir que je pouvais plaire à une fille de cette qualité-là, qui ne savait pas que j’étais l’héritier de Maltaverne. Dans les rares soirées où maman m’oblige à aller regarder danser les autres, je sais bien qu’elles posent toutes sur moi le même regard ; une étiquette invisible est épinglée à mon smoking : des milliers d’hectares de landes, des immeubles. Le même sourire docile chez toutes, le même effort pour parler « de ce qui paraît d’intéressant ». L’idée que ces idiotes se font d’un « intellectuel »… Non, je ne veux pas y arrêter ma pensée. Il suffit que Donzac comprenne ce bonheur inespéré dès le premier jour, de cette fille qui regardait avec tant d’amour le pauvre étudiant qu’elle croyait que j’étais. Mon refus de sortir avec elle, j’ai su depuis qu’elle l’attribuait à la peur que j’avais de la compromettre, tant je lui apparaissais angélique, et depuis nous en avons ri ensemble. Mais la vraie raison, je ne la lui dis pas, je ne suis pas sûr moi-même de la connaître. Il y avait sans doute l’impossibilité, dès que nous serions hors de la grotte obscure de la librairie, de maintenir longtemps le mythe de l’étudiant pauvre ; il y avait surtout que je ne la séparais pas plus de la librairie à laquelle je l’incorporais que je n’avais séparé Mlle Martineau de son cheval. C’était ce qui me défendait d’elle, tout en me permettant de jouir d’elle, comme s’il n’y avait eu pour moi d’autre jouissance imaginable que la contemplation dans cette demi-ténèbre enchantée de la librairie ; aucun problème sordide du dehors ne se posait que j’aurais été bien incapable de résoudre.