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Cette situation eût pu durer indéfiniment parce que Marie s’y était elle-même adaptée, qu’elle correspondait à l’image de moi dans son cœur, ce qu’elle appelait : mon côté noli me tangere. Sans le hasard d’une rencontre… Mais je ne crois pas au hasard et les coïncidences prouvent peut-être que nos vies sont réellement machinées.

Bien qu’elle fût l’âme de la librairie Bard, le patron et Balège n’approuvaient pas la permission qu’elle laissait à trop de clients, dont j’étais le plus fidèle, de venir tripoter des livres qu’ils n’achetaient pas. Elle se faisait d’une librairie la même image qu’Anatole France dans L’Orme du Mail où il nous montre M. Bergeret rencontrant chaque jour ses amis chez le libraire Paillot. Elle me confia qu’elle devait se battre surtout pour moi, mais aussi pour un jeune professeur du petit lycée de Talence qui passait chez Bard tous ses après-midi du jeudi, son seul jour de liberté. C’était le jour où moi-même je n’y venais pas parce que le jeudi la librairie était envahie. « Il est aussi sauvage que vous, il ne connaît personne… »

— Mais il vous connaît ! répliquais-je avec dépit.

Un dépit qui la fit sourire, elle me crut jaloux. L’étais-je vraiment ? En tout cas je le fus aussitôt, grâce à l’air de souffrance que j’affectais : je croyais que l’on devient amoureux, comme on devient religieux selon Pascal, en inclinant l’automate.

Je m’inquiétai de l’âge qu’avait ce rival inconnu. Il était de plusieurs années mon aîné. Il lui faisait pitié à cause de sa totale solitude et d’une amertume sans remède que trahissaient certains de ses propos comme si, depuis sa jeunesse, il avait subi déjà quelque désastre irréparable. Elle en parlait avec une complaisance accrue à mesure que j’en montrais plus de chagrin — un chagrin dont je ne jouais plus, que je ressentais réellement et que bientôt Marie ne put plus supporter. Nous étions seuls à ce moment-là, derrière le rayon des livres d’occasion. Pour la première fois, elle me prit la main et la garda un instant dans la sienne.

— Quand je pense, me dit-elle, que je ne connais même pas votre prénom. J’en connais l’initiale, je l’ai vue sur votre serviette. Les prénoms qui commencent par A… Vous ne vous appelez tout de même pas Arthur ou Adolphe ? ou Auguste ?

— Peut-être Augustin.

J’approchai mes lèvres de sa petite oreille : « Alain… » murmurai-je comme s’il s’agissait d’un grand secret et, elle répéta Alain, comme si elle avait eu peur de l’oublier. Je lui demandai : « Comment m’appeliez-vous quand vous pensiez à moi ? »

— Je ne vous appelais pas. Les jours où vous ne veniez pas, je me disais : « L’ange n’est pas venu aujourd’hui… »

— Ah ! soupirai-je, vous aussi ?

Je me souvins à ce moment-là de ce crépuscule à Maltaverne où Simon m’avait dit : « Oh ! Vous, vous êtes un ange. » Que j’ai pensé à lui à cet instant précis où il allait resurgir dans ma vie ! Cela m’apparaît à moi-même si étrange que je me soupçonne d’arranger à mon insu l’histoire, de la mettre en forme. Mais non, c’est bien ainsi que tout s’est passé. Je me souviens d’avoir gagné la sortie sans un adieu, suivi de Marie qui répétait à mi-voix : « Qu’avez-vous ? Je n’ai pas voulu vous blesser… »

— Les filles n’aiment pas les garçons angéliques, dis-je. (Nous étions tout près l’un de l’autre, sur le seuil. Il n’y avait plus aucun client dans la librairie.) Elles ont raison, d’ailleurs.

— Parce qu’il y a de mauvais anges ? demanda Marie. Elle se forçait à rire, cherchait à dissiper ce nuage.

— Non, un mauvais ange, elles l’aimeraient, elles souffriraient par lui…

— Ça dépend des filles, dit-elle. Je n’ai jamais eu de goût pour les brutes, vous savez. J’en ai toujours eu peur.

— Tandis que moi, je vous rassure.

— Tout ce que je dis vous blesse.

— Le petit pion de Talence qui vient chaque jeudi vous fait-il peur, lui ?

— Ah ! Si c’est à cause de lui que vous vous tourmentez ! Pauvre garçon, j’ai tellement de mal et je crains de n’y pas réussir, à lui dissimuler qu’il me répugne. Je me force pourtant à lui prendre la main et même à la garder dans la mienne quelques secondes et j’y ai du mérite. C’est à ne pas croire, mais il a six doigts à chaque main. Ce que je ressens au contact de cette chose molle, de ce cartilage…

Je m’étais appuyé contre la vitrine. Je demandai : « Simon ? il est à Bordeaux ? »

— Vous le connaissez ? Comment le connaissez-vous ?

— Vous savez qu’il a aussi à chaque pied un orteil de trop ? Eh bien, Marie, jeudi, dites-lui qu’un de vos clients s’appelle Alain et qu’il est un ange, alors vous saurez tout sur moi, sur ma mère, sur mon enfance, sur mon pays qui est aussi celui de Simon Duberc. Moi je ne vous parlerai pas de lui aujourd’hui parce que je ne pourrais le faire sans vous livrer le tout de ma pauvre vie et que je n’y parviendrais pas. Je vais le laisser déblayer… Je n’aurai qu’à retoucher sa déposition. À partir de ce qu’il vous aura raconté, ça me sera moins difficile de vous introduire dans cette histoire sans intérêt pour personne.

Elle murmura : « Sauf pour moi. » J’appris à ce moment-là le peu qu’elle savait elle-même de Simon. Il n’avait pu supporter Paris et à peine sa licence passée, avait obtenu des protecteurs puissants qu’il se vantait d’avoir, une nomination dans la région bordelaise.

— Mais il m’assure que sa solitude serait pire ici qu’à Paris, s’il ne m’avait pas.

— Ne va-t-il pas chez ses parents ?

Elle l’ignorait. Il n’en parlait jamais, comme s’il en avait eu honte. Je songeai que s’il était venu à Maltaverne, ma mère n’aurait pu ignorer son retour. Je dis : « Adieu ! », poussai la porte. Je vis tout à coup devant moi cette soirée et j’en frémis. Tout ce qui m’avait détourné de sortir avec Marie s’effondra d’un coup. Elle allait bientôt tout savoir de moi et des miens. Je ne lui demandai même pas si elle était libre, je lui dis : « Il ne faut pas me laisser seul ce soir. Maman est à la campagne. Elle m’a abandonné. Je vous raconterai. » Je jouai à inquiéter Marie ; mais sa joie l’emportait sur son inquiétude. Elle me dit de l’accompagner jusque chez elle : « Je monterai un instant, le temps d’avertir ma mère et de passer une autre robe. » Le magasin fermerait dans une demi-heure. Nous nous donnâmes rendez-vous devant le Grand Théâtre.