C’était mon premier rendez-vous et j’avais vingt et un ans ! Je ne serais pas seul ce soir. J’entrai au café de Bordeaux et téléphonai à Louis Larpe, notre maître d’hôtel, pour l’avertir que j’amènerais une amie à dîner. J’imaginai sa stupeur. « Une dame, monsieur Alain ? — Oui, une dame. — Je crois qu’il n’y a qu’un tournedos pour Monsieur. — Vous ouvrirez une boîte de pâté de foie gras et chambrerez une bouteille de ce que vous voudrez. »
J’attendis dans le brouillard, devant la porte de la maison sans étage qu’habitait Marie rue de l’Église-Saint-Seurin — le temps qu’elle changeât de robe. Quand elle reparut, c’était elle et c’était une autre, évadée de son métier, de la librairie ténébreuse, et moi, pour la première fois de ma vie, j’avançais, glorieux, pareil à tous les autres garçons, dans ce soir de novembre dont je sentirai toute ma vie l’odeur au-dedans de moi, pressé d’atteindre la place Gambetta et le Cours de l’Intendance — oserai-je l’avouer ? — oui, pour être vu avec cette jeune femme. Ce qui me fit demander à Marie : « Cela ne vous gêne pas d’être vue sur l’Intendance escortée d’un jeune homme ? Mais nous pouvons faire un détour par les petites rues… » Elle rit : « Oh ! Moi, vous savez… C’est plutôt vous qui pourriez me trouver compromettante… » Je lui dis que nous étions de la campagne bazadaise, que nous n’avions à Bordeaux que peu de relations. Il fallait tout de même, durant les dix minutes que nous mettrions pour atteindre la rue de Cheverus, où j’habitais, la préparer au logement luxueux, au maître d’hôtel… « Nous avons deux mille hectares de pins, vous savez ! » dis-je bêtement. Ce chiffre ne parut pas l’impressionner. Stupide, j’ajoutai :
— Sans compter le reste.
— Il n’y a pas de quoi se vanter.
— Je ne m’en vante pas, mais je vous l’avais caché. Il faut bien maintenant vous avertir…
— Non, Alain, ça change tout. Je ne dînerai pas chez votre mère en son absence, et à son insu. Je vais vous amener à un petit restaurant que je connais sur le port, chez Eyrondo.
Je protestai que c’était impossible, que j’avais téléphoné chez moi pour que le dîner fût digne d’elle.
— Eh bien, vous donnerez un contrordre de chez Eyrondo.
— Vous ne connaissez pas Louis Larpe, oui, le maître d’hôtel. Je n’oserai jamais… Il a ouvert une boîte de foie gras. Pour lui c’est un acte religieux. D’ailleurs j’ai horreur de téléphoner. Je l’ai fait pour vous, mais je ne m’y habitue pas. Je ne téléphone presque jamais.
— Vous n’avez pas honte ?
— Oui, j’ai honte. Maman me répète : si intelligent que tu te croies, tu n’es qu’un pauvre être.
— Il était temps que je vienne.
— Je vous dégoûte…
— Non, parce que malgré vos milliers d’hectares, vous ne serez jamais accordé à ce monde-là, vous ne serez jamais l’un d’eux… J’en vois quelques-uns dans mon métier, pas beaucoup, car ils n’aiment guère lire. Mais enfin j’ai des clients qui recherchent les éditions rares. Je les observe : quelle barricade, un comptoir de magasin ! Je les écoute, je les épie au travers, je les connais.
— Mais moi, Marie, vous ne me connaissez pas. Quand vous me connaîtrez…
Nous étions assis au fond du restaurant qui avait dû être une auberge à matelots et où l’on venait maintenant manger des coquillages, de la lamproie, des cèpes à la saison des cèpes. Marie était allée au comptoir téléphoner chez moi. Elle était revenue en riant, comme je ne savais pas qu’elle pouvait rire : « Rassurez-vous ! J’ai entendu le maître d’hôtel crier à la cuisinière : “Il se décommande ! J’ai bien fait de ne pas ouvrir la boîte de pâté.” Vous voilà rassuré ? »
— Je suis grotesque, dis-je piteusement.
Quand je songe à cette soirée, je suis stupéfait de cette fringale de confidences, de l’indiscrétion avec laquelle je parlais de moi, intarissable, comme si cette jeune femme, ou cette jeune fille, dont j’ignorais tout, n’avait rien eu à me confier de sa vie, comme s’il allait de soi que de nous deux je fusse le seul intéressant. Elle m’écoutait ce soir-là sans me poser aucune autre question que celles dont j’avais besoin pour me délivrer de ce qui m’étouffait.
— Simon Duberc vous en dira plus long que je n’oserais…
— Mais si vous le souhaitez, je ne lui parlerai pas de vous. Je protestai que je désirais au contraire qu’elle eût de cet ennemi, car il était devenu notre ennemi, une peinture de Maltaverne poussée au noir.
— De moi, d’ailleurs, il ne vous dira pas de mal, à moins qu’il ne soit devenu un autre : il m’aimait.
Je demandai, après un silence :
— Vous a-t-il avoué qu’il avait été élevé au séminaire, qu’il avait porté la soutane ?
— Ah ! Je comprends mieux maintenant cet air qu’il a d’être en marge… Il a été pétri et repétri par les prêtres, et puis jeté au rebut…
J’hésitai avant de demander :
— La religion, Marie, ça existe pour vous ?
— Et pour vous, Alain ? Je vous le demande mais je le sais. Comment le savait-elle ? Je répétai : « Mais vous, Marie ? »
Elle dit : « Moi, c’est sans intérêt » et ajouta :
— Pour moi, les jeux sont faits sur tous les tableaux, j’ai vingt-huit ans. Je tiens à vous dire mon âge, au cas où vous me croiriez capable de rêver à propos de vous.
Je demandai : « Pourquoi non ? » et brusquement me levai comme pris de panique : « Sortons d’ici ! »
— Et l’addition, mon petit Alain ?
Quand nous fûmes sur le trottoir des quais, presque déserts déjà, où nous croisions des êtres louches, j’eus hâte de me retrouver sur la place de la Comédie. Il y a beaucoup d’attaques, le soir, dans les rues après minuit. Elle me dit en riant que j’avais bu à moi seul presque toute la bouteille de margaux et qu’elle ne se fiait pas trop à ce que je lui avais raconté de Maltaverne.
— Il faut me croire, Marie. D’ailleurs, vous verrez bien que c’est une histoire que personne ne pourrait inventer, et puis Simon vous la confirmera. Jusqu’à la mort de mon frère, j’avais toujours cru, et tout le monde le croyait, que j’étais le préféré de ma mère. C’était mon bonheur de le croire. Quand Laurent nous eut quittés, cette pensée me fit honte, à laquelle je m’arrêtais avec complaisance, qu’il n’y aurait plus qu’elle et que moi, oui, j’ai été capable de penser cela : que personne au monde ne serait plus entre nous. Ce fut tout le contraire : je dus très tôt me rendre à l’évidence que jamais, à aucun moment de ma vie, je ne m’étais senti aussi loin d’elle, que jamais nous n’avions été plus séparés. Ce qui se dressait entre nous, ce n’était pas quelqu’un. Vous ne me croirez pas si je vous dis que c’étaient les propriétés…
— Quelles propriétés ? demanda Marie d’un ton de lassitude et moins par intérêt que par politesse.
— Les nôtres, je veux dire les miennes, puisque Maltaverne vient du côté de mon père et que j’avais hérité de la part de Laurent. Mais maman qui y mène tout, à qui j’ai transmis tous mes pouvoirs, s’en considère comme la maîtresse absolue. Certes je connaissais son amour, non de la terre au sens où moi je l’aime, mais de la propriété…
— Quelle horreur ! dit Marie.
— Non, ce n’est pas si bas que vous croyez. C’est un goût de domination, c’est le goût de régner sur une vaste étendue.
— … Sur un peuple de serfs. Vous en êtes resté au servage. Oh ! Ramenez-moi. Je n’ose rentrer seule…