— Mais moi, Marie, je suis du côté des victimes dans cette histoire. Oui, je vais vous ramener, mais écoutez-moi encore : jusqu’à la mort de Laurent, et tant que nous étions des enfants, la passion de maman ne se trahissait que dans de rares circonstances. Elle était notre tutrice. Les propriétés, c’était son devoir d’état. Ce qui changea tout je crois après la mort de mon frère, ce fut la certitude qu’il n’y aurait pas de partage, que l’empire ne serait pas divisé.
— C’est monstrueux.
— Plus que vous ne sauriez l’imaginer. Un de nos voisins à Maltaverne, Numa Séris, qui est un peu notre cousin, possède un domaine, le plus étendu après le nôtre ; c’est un veuf qui a tué sa femme de chagrin…
— On ne meurt pas de chagrin, dit Marie avec irritation.
— Que Numa Séris ait résisté aux apéritifs, aux verres de fine, au vin rouge qu’il absorbe toute la journée, à ce qui constitue son unique bonheur en ce monde, c’est un mystère qui n’a jamais éveillé ma curiosité. En revanche, je m’étonnais de voir ma mère le fréquenter. Elle prétendait avoir des conseils à lui demander pour des ventes de bois ou dans ses différends avec les métayers ; mais j’eus vite fait de découvrir ce qui la rapprochait de cet être abject. Il a une affreuse fille que nous haïssions, Laurent et moi. Elle s’appelle Jeannette mais nous ne l’appelions que « Le Pou ». Je me souviens de ce que Laurent m’avait dit, peu de temps avant sa mort : « J’ai de la veine d’être trop âgé pour épouser le Pou. C’est toi qui épouseras le Pou. » L’horrible farce est devenue une menace directe tout à coup…
— Pourquoi une menace ? Vous n’êtes pas, vous, une petite fille qu’on marie de force ; avouez qu’il y a en vous un complice de votre mère qui rêve de cette alliance abominable et que c’est lui, ce complice, qui vous fait peur.
Nous étions devant sa porte. Elle tenait sa clé à la main. Elle dit : « Adieu, Alain. Ne venez pas à la librairie avant vendredi. J’aurai vu la veille Simon Duberc. Tout m’apparaîtra peut-être différent. » La porte claqua. Je demeurai seul sur le trottoir de cette étroite rue du quartier Saint-Seurin. Je m’accroupis sur la marche de l’entrée, les coudes aux genoux, et pleurai. Mon désespoir n’était pas joué et pourtant, au sens strict, il l’était. Ma douleur jouissait d’elle-même. C’étaient tout de même de vraies larmes qui coulaient entre mes doigts, de vrais sanglots que j’essayais en vain de retenir.
La porte se rouvrit derrière moi. Je me redressai. Marie parut, tenant une lampe à la main. Elle avait encore son chapeau sur la tête. Elle dit : « Heureusement que je vous ai vu à travers le judas. » Elle me fit entrer en me recommandant de faire le moins de bruit possible, bien que la chambre de sa mère fût sur la cour, et m’introduisit dans une pièce étroite qui devait être le salon. Il y faisait froid et il avait l’odeur de l’inhabité. Les quelques sièges disparaissaient sous des housses. Même le lustre était enveloppé de lustrine. Marie me fit asseoir près d’elle sur le canapé. Je continuai de pleurer et elle dit :
— Quel enfant vous êtes ! Et pas même un garçon de quinze ans ! C’est dix ans que vous avez. On a envie de vous demander : « C’est fini, ce gros chagrin ? »
Ce fut elle qui me prit dans ses bras. Je cachai ma figure entre son épaule et son cou. Elle ne bougeait pas plus que si un oiseau s’était posé sur son doigt, et moi j’étais étonné de ce repos, de ce bonheur. Je faisais mes premiers pas. Je me laissais « toucher » enfin, au sens littéral. Je consentais à n’être plus « intact ». Elle avait d’abord séché mes yeux avec son mouchoir, et puis elle y posa brièvement les lèvres, et plus longuement une main qui était froide. À un moment, elle me caressa légèrement la joue : rien d’autre. Je recommençai de parler et elle, patiente, d’écouter.
— J’ai honte, lui dis-je, de vous avoir donné cette idée atroce de ma pauvre maman. L’histoire que je vous ai racontée, je vois bien ce qu’elle a d’insoutenable. Comment vous faire comprendre ce qu’est ma mère ? L’unique fois où j’ai osé moi-même lui parler de son projet touchant cette petite Séris, lui donner les raisons de ma répulsion, elle n’est entrée dans aucune, parce qu’en toute bonne foi, et si incroyable que cela vous paraîtra, elle a toujours été persuadée que ce que j’appelle l’amour physique n’existe pas pour les êtres d’une certaine race dont nous sommes elle et moi, que c’est une invention des romanciers, qu’il est un devoir exigé de la femme par Dieu pour la propagation de l’espèce, et comme remède à la bestialité des hommes ; elle ne m’a pas caché que c’est ce qui la déroute le plus dans la création. Je tombai d’accord avec elle que d’avoir si étroitement lié une âme capable de Dieu à un corps de chien, ouvrait devant l’esprit un abîme. Elle protesta avec violence que c’était une épreuve qu’un chrétien devait surmonter et d’abord en ne se laissant pas séduire par ce que racontent les livres, qui étaient toute ma vie : « … Mais tu es mon fils, ajouta-t-elle, et je te connais, et je sais bien que tu auras le même dégoût de ces choses, de cette chose… Tu ne peux pas savoir… »
À ce moment-là, je pensai à mon père, ce père que je n’avais pas connu, le plus doux et le plus tendre des hommes. Je murmurai : « Pauvre papa… » Elle dit avec rancune presque à voix basse : « Oh ! Je te jure qu’il ne m’a rien épargné. Je n’ai jamais reculé. » Je répétai : « Pauvre papa. » Après un silence, je me souviens d’avoir demandé à ma mère si elle ne se faisait pas scrupule de livrer cette misérable Jeannette à un mari tel que moi qui à coup sûr la fuirait. « Mais mon pauvre petit, heureusement pour elle ! après qu’elle t’aura donné un fils, tu lui laisseras la paix et il lui restera l’orgueil d’avoir servi à créer ce domaine qui sera le plus important du Bazadais par l’étendue, par la qualité des terres, qui lui permettra, à cette petite Séris, d’agir pour le bien sur toute une population dépendant d’elle : le seul plaisir légitime qui soit accordé en ce monde à une femme de nos familles… »
Ma pauvre mère ! Comme Marie s’étonnait que je ne lui eusse pas mis le nez dans cette idolâtrie de la terre scandaleuse chez une chrétienne aussi affichée qu’elle était :
— Oh ! De ce côté-là, elle était pourvue de raisons et le devoir d’état a bon dos. Le mal pour maman tient dans cette convoitise que précisément elle ne ressent pas et qu’elle appelle concupiscence, qui correspond chez elle à une répulsion. Elle ne conçoit pas que le péché puisse être lié à cet orgueil de posséder et de régner. A-t-elle jamais lu, enfin je veux dire médité, certaines paroles du Seigneur qui, moi, me font trembler ?… Non, ce n’est pas vrai : je ne tremble pas plus qu’elle.
Nous nous tûmes à ce moment-là.
Un peu plus tard, je murmurai : « Que dirait maman, si elle nous voyait ? »
— Est-ce que tu n’as pas froid ?
— Non, tu es chaude comme un nid.
Marie dit à voix basse : « Le premier tu qui sort des lèvres bien-aimées. » Je corrigeai : « Le premier oui… »
Encore un peu plus tard, elle rejeta mes cheveux en arrière, y posa les lèvres et ce fut mon tour de lui rappeler Verlaine : « … et qui parfois vous baise au front, comme un enfant ».
Nous demeurâmes un peu de temps sans faire d’autre geste. Tout à coup elle se redressa, prit ma tête à deux mains :
— Laisse-la ! Oui, ta mère, quitte-la, abandonne-lui tout et va vivre seul.
Je dis tristement : « Rien ne peut faire que tout ne soit à moi. »
— Tu es la propriété de tes propriétés. Tu seras le mari de Pou.