Выбрать главу

Je me blottis contre elle. Je dis après un silence : « Comment quitter maman ? Elle a été toute ma vie. Le drame pour moi, comprends-le, ce n’est pas qu’elle accapare les propriétés qui m’appartiennent, c’est qu’elle les préfère à moi. »

— C’est qu’elle te trompe avec elles !

— C’est si vrai que peut-être avec ton aide je finirai par lui échapper.

— Que puis-je pour toi, mon pauvre petit ? Te rendre plus conscient, donc plus malheureux, mais non t’insuffler la volonté que tu n’as pas…

Je lui protestai qu’elle m’avait changé pourtant plus que je n’eusse pu seulement l’imaginer il y a quelques semaines, que maintenant, je concevais que le bonheur serait d’échapper à ma mère, mais que je ne voyais pas comment je pourrais me passer d’elle, incapable de m’occuper du domaine. Certes j’y tenais, je n’en rougissais pas, plus que tout au monde. Maltaverne était tout ce que j’aimais. En revanche, les terres de Numa Séris ne représentaient rien à mes yeux. Pourtant le Pou me faisait peur. J’avais toute ma vie entendu ma mère se glorifier d’avoir toujours atteint ses buts. Quand elle avait envie d’une pièce de pins, elle attendait parfois des années mais finissait par l’obtenir. La moindre parcelle à vendre, le notaire l’en avertissait, ou Numa Séris. Ils étaient à deux de jeu, l’un s’effaçant devant l’autre à tour de rôle. Je me trouvais être la carte maîtresse de leur suprême combinaison — celle à laquelle, depuis la mort de Laurent, ma mère tenait avec une passion qu’elle ne dissimulait plus, mais qui éclatait parfois si violemment qu’il ne paraissait pas de l’ordre du possible que j’y échappe jamais.

Marie me demanda l’âge du Pou et se rassura quand elle sut qu’elle n’avait que douze ans.

— Mais mon pauvre petit, tu as au moins sept ou huit ans pour parer le coup, et d’abord en te mariant. Le Pou ne vaudrait même pas que tu arrêtes sur lui une seule pensée si tu n’étais à la fois le fils de ta mère et celui de cette terre, Maltaverne : elles te tiennent toutes les deux.

— Oui, mais maintenant, tu es là.

Elle s’écarta un peu et chantonna « Il faut nous séparer. C’est l’heure du sommeil », et m’ouvrit la porte de la rue.

Je marchais à grands pas au milieu de la chaussée déserte.

Cette joie, cette force en moi, ma mère en devenait la victime. Il y avait eu à son égard comme un retard de mes sentiments sur le jugement que j’avais prononcé contre elle. Voici que ce soir tout concordait : la répulsion que Marie n’avait pu se défendre de manifester, je l’éprouvais, moi aussi, et en plus, tandis que mon pas retentissait dans notre vieil escalier solennel, une rancune démesurée à cause de cet abandon où maman me laissait : le crime de ne pas me préférer à tout…

Mais c’était pire encore. Elle me préférait infiniment le bonheur de régner, vieille régente, sur le royaume de son fils — et ce fils, elle l’immolait d’avance, elle l’avait déjà immolé en pensée, en l’accouplant au Pou, sans excuse, sans même l’excuse d’ignorer ce qu’est l’amour des corps. Elle avait vu souffrir mon père. Mon père ! Père ! Inconnu bien-aimé. Je me souviens, j’avais dix ou douze ans, un soir, au retour du collège, l’idée me vint, me posséda que tu n’étais pas mort. Je ne sais plus quelle histoire j’inventai, que tu étais revenu d’un long voyage, que j’allais te retrouver à la maison. Je courus comme un fou, bousculant les passants. Je montai quatre à quatre ce même escalier que j’étais en train de gravir. Sous la lampe chinoise, maman faisait réciter le catéchisme à Laurent. En face d’elle le fauteuil du pauvre papa était vide. Père, il ne restait de toi accrochée au-dessus du lit de maman que ta photographie agrandie par Nadar…

5

Je fus dès cinq heures à la librairie, et bien qu’elle fronçât les sourcils, je vis au premier regard que Marie était heureuse que je lui eusse désobéi ; mais les derniers clients la harcelaient. Elle me dit de revenir la chercher dans une demi-heure. Il pleuvait, je promenai sous mon parapluie ce bonheur, cet orgueil. Je me regardais dans les vitrines. Je ne ressemblais plus à un ange mais à un garçon qu’une fille aimait. Pas n’importe quelle fille. L’amour ne m’aveuglait pas : elle était très au-dessus de sa condition (cette idée bourgeoise de condition, comme s’il était étonnant que Marie l’emportât sur les idiotes de mon milieu !). Elle avait plus de lectures que je ne le crusse possible pour une femme : celles de ma famille ne lisaient guère que les romans de l’Œuvre des Bons Livres. Mais ce qui frappait surtout chez elle c’était le jugement, et ce qu’elle possédait en commun avec ma mère, le goût, la volonté de diriger et même de dominer. Le commis Balège répétait : « Si le patron ne l’avait pas… »

Ce fut ce jour-là, quand elle m’eut rejoint sous le péristyle du Grand Théâtre, où je l’avais attendue à cause de la pluie, et que nous fûmes assis dans un café, au coin de la rue Esprit-dès-Lois, dans l’odeur que je haïssais de l’absinthe, qu’elle me livra à sa manière nette, presque brutale, ce qu’elle estimait que je devais savoir à son sujet : « Ce que je t’ai déjà dit, qu’il ne saurait y avoir en moi aucune arrière-pensée te concernant, que je ne rêverais jamais de ce à quoi rêvent toutes les jeunes filles qui sont aimées et qui aiment… » Son père, un percepteur du Médoc (je me souvenais de cette histoire), avait abandonné sa femme, joué, dilapidé plusieurs millions, et on l’avait trouvé pendu dans une grange.

Que faire ? Que dire ? Je lui pris gauchement une main qu’elle retira. Alors elle ajouta posément :

— Mais je n’ai pas fini (d’un ton neutre, comme elle eût déposé à la barre, après le drame).

Un ami de ses parents l’avait fait entrer chez Bard. « Cet ami avait l’âge de mon père, qu’il connaissait depuis l’enfance. Il nous demeura fidèle les premiers temps. Mais ce fut plus fort que lui et il fallut à la fin que je le paie. Il me harcela ; ma mère fermait les yeux, et moi, en ces jours-là, tout m’était égal. Je n’imaginais pas ce que cela allait devenir pour moi. Je vais t’étonner : je comprends ta mère plus que tu ne pourrais le croire, non son idolâtrie de la terre, mais son dégoût de la chair. Je te bénis, toi surtout, de ne pas ressembler à ces chiens qui m’ont harcelée. Même Balège ! Oui, ce bossu. Il se glorifie de ses bonnes fortunes et il en a. »

Elle avait appartenu à un vieil homme. Elle y avait consenti. Je n’osais pas lever les yeux vers Marie. Je demandai à voix presque basse : « Qui vous a délivrée de lui ? »

— L’angine de poitrine. Il a eu peur de mourir. Peut-être pleurait-elle, mais je ne voyais pas ses yeux.

J’éprouvais surtout de la gêne, j’étais choqué. Je répétai avec contrainte : « Ne pleurez pas. »

— Je ne pleure pas à cause de ce que j’ai fait, mais parce que vous venez de me dire « vous ».

— Oh ! C’était sans intention. Écoute, Marie, je comprends mieux maintenant pourquoi tu me préfères. Tu es une fille qui a été livrée aux bêtes, qui leur a échappé, qui en aura toujours peur désormais.

Elle ne me répondit pas, elle avait quelque chose d’autre à me dire, je le sentais. Après un silence assez long, elle se décida :

— Ce qui m’inquiète aussi, c’est que tu es un petit chrétien. Alain, vais-je te couper de ce qui est ta vie ?

Je répétai : « ma vie ? ». Ce propos m’étonna : non le scrupule qu’il manifestait, mais je ne sais quoi d’apprêté, une certaine inflexion de voix. Je ne le démêlai pas au moment même, c’est une heure plus tard, comme je montais lentement l’escalier de la rue de Cheverus que je fus tout entier investi, puis occupé par le trouble qu’elle avait éveillé en moi. Il ne tenait pas aux difficultés d’ordre religieux à quoi elle avait fait allusion, mais au fait qu’elle les avait invoquées, suggérées ; et tout à coup, sur le palier du premier, qui sentait le gaz, où je reprenais souffle, je prononçai à voix haute : « Elle parlait faux. » L’intuition fulgurante joua tout à coup.