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Je me débattis. Ce don, que je me flattais de posséder, n’était-ce pas moi qui l’avais inventé ? Ou plutôt Donzac qui m’en avait persuadé ? J’étais fou de me duper moi-même. J’essayai de me rassurer. Je repris point par point tout ce que Marie m’avait dit dans ce café, et les motifs et les causes se dégagèrent dans une lumière cruelle : entrevue préparée, c’était l’évidence, pour que j’apprenne de sa propre bouche le vol commis par son père, ce fait divers sinistre, et ce qui s’en était suivi pour elle. Aucun ragot ne la menacerait plus désormais. Elle était parée. Sans doute s’était-elle attendue à une autre réaction de ma part, une fois le coup reçu. Pourquoi ajouta-t-elle ce propos tellement inattendu de : « Tu es un petit chrétien… »

« Tu es un petit chrétien, tu es un petit chrétien… » Parbleu ! cela signifiait qu’en dehors du mariage, à quoi certes elle assurait avoir renoncé, ou plutôt à quoi elle prétendait n’avoir même pas arrêté sa pensée, rien n’était possible entre nous. C’était cela dont il fallait bien me persuader. Je lui avais répondu légèrement de ne pas s’inquiéter du petit chrétien, qui se résignerait à être pécheur, comme il y était déjà habitué à sa manière.

— Non, Marie, ne t’inquiète pas : Félix culpa ! Si jamais faute fut une heureuse faute…

Pourtant Marie ne se trompait pas : je ne m’étais jamais coupé de la vie sacramentelle. Je ne pouvais en supporter l’idée. C’était étrange qu’elle l’ait deviné. Comment le savait-elle ? Qu’une femme de ce milieu, indifférente autant qu’elle devait l’être, en matière de religion, ait conclu, du peu que je lui avais dit de moi à ce sujet, que la participation aux sacrements m’était plus nécessaire que le pain et le vin non consacrés, comment le croire ? Elle le savait. Elle le tenait d’un autre. De quel autre ?

Oh ! Dieu ! Dieu ! Sur ce palier sinistre je le voyais, j’en étais ébloui. Elle m’avait menti. Simon Duberc avait dû me voir à mon insu dans la librairie et il avait dit à Marie : « Je le connais, votre pauvre étudiant, je le connais, votre ange. » Ils étaient de mèche. Après tout, elle n’avait aucune raison de me savoir atteint du mal des garçons qui croient qu’aucune femme ne peut les aimer pour eux-mêmes. M’étais-je jamais confié à Simon sur ce sujet ? Non… Oui ! Je me rappelle à propos de la foire de Bordeaux, de ces pièces anatomiques de cire, je m’étais confié. « Il le lui a répété. Et elle aussitôt a mis l’accent sur son propre dégoût. Elle joue à coup sûr contre moi. » Je me répétai : « Tu n’as aucune preuve ! Tu es victime de ce conteur arabe qui habite au-dedans de toi et qui invente indéfiniment des histoires, pour boucher les interstices entre les livres que tu lis, pour qu’un mur sans fissures te défende contre la vie. Mais cette fois, l’histoire que tu te racontes, c’est ta véritable histoire. Vraie ou inventée ? Quelle est la part de l’imaginaire ? À quel endroit précis recoupe-t-il le réel ? »

Je traversai le petit salon de maman qui séparait nos deux chambres. Bien que nous ayons depuis deux ans l’électricité, je grattai une allumette et allumai la lampe à pétrole, la même depuis l’enfance, qui avait éclairé mes lectures de ce temps-là, les leçons apprises, les préparations d’examens. Je m’assis sur le lit, tenant sous mon regard intérieur un ensemble de faits dont je me répétais : « Cela ne prouve rien… » sans m’en convaincre : oui, Marie avait préparé avec soin sa confession de ce soir au café ; oui, elle espérait avoir fait coup double, ou plutôt coup triple par son aveu : elle neutralisait d’avance tout ce qu’on pourrait me répéter sur sa vie passée ; elle se donnait les gants de paraître n’avoir aucune arrière-pensée de mariage ; mais en même temps elle m’avait rappelé ma vie sacramentelle et m’avait fait savoir sa résolution de ne pas la détruire, de sorte que si je ne pouvais me passer de Marie il faudrait bien en revenir à l’idée de mariage… Oui mais c’était peu vraisemblable qu’elle pût l’espérer. Et puis, le goût demeurait qu’elle avait de moi. De cela je me croyais sûr. Je ne plaisais pas souvent, mais quand je plaisais, je le savais. Je ne me trompe jamais sur le désir des autres.

Je m’aperçus que le courrier était posé sur mon lit : des journaux, une seule lettre, de maman. Je l’approchai de la lampe. Je n’ai pas le courage de la recopier. Pourquoi en imposer la lecture à Donzac ? Ce ne sont pas ces spéculations-là qui l’intéressent. Maman retardait son retour de quelques jours. Le jeu, m’écrivait-elle, en valait la chandelle. Numa Séris renonçait à acheter la Tolose, qui est de loin la plus belle terre de l’arrondissement. (C’était son tour de traiter l’affaire.) « Il prétend ne pas avoir les capitaux nécessaires. Il les a, bien entendu, mais il se dit que la Tolose finira par lui revenir sans bourse délier, quand tu épouseras sa fille. Il n’attache aucune importance à ce que je lui ai laissé entendre de ton peu de goût pour le mariage. Évidemment il ne se doute pas de la violence de ton antipathie. À quoi bon l’en avertir ? Nous avons au moins dix ans devant nous. Tu peux changer. Tu changeras… »

Rien d’autre n’existait — pas même sa religion pharisienne et fétichiste dont il ne restait que l’écorce. Tout avait été dévoré du dedans. Mais le dedans n’avait jamais existé. Je regardai cette chambre qui était ma chambre et que rien ne marquait de mon signe en dehors des livres et des revues. C’était le papier marron qui avait toujours régné chez les miens : « Votre grand-mère adore le marron. » Aucun objet que de Saint-Sulpice : la pire des laideurs — celle que crée le manque de culture.

Je pris sur mon bureau les dernières photographies de peinture moderne que Donzac m’envoyait de Paris « pour faire l’éducation de mon œil ». Mais comment se faire une idée d’un tableau sans la couleur ? Je n’avais jamais vu d’autre toile que Le Tintoret peignant sa fille morte ou Chacun sa chimère d’Henri Martin, au musée de Bordeaux où nous allions nous abriter quand il pleuvait.

Je ne sais pourquoi j’ai pensé à ces misères, à ce moment-là, dans cette maison morte, où ce qui subsistait de vie tenait à deux vieux domestiques endormis dans une chambre des combles.

Comme chaque fois que je suis malheureux à mourir — je dis à mourir à la lettre (parce que Donzac le sait, qu’on s’est beaucoup tué dans notre famille) — je me mis à genoux contre mon lit et j’ai encore pleuré, mais cette fois le front sur une épaule invisible. Toute ma religion ne tenait qu’à ce geste d’enfant malheureux qui pour tant d’autres serait à la fois une absurdité et une lâcheté : comme si le cerf aux abois était lâche d’entrer dans l’étang pour y échapper aux chiens ! Et moi je savais qu’il allait se faire un grand calme, et que, vivrais-je un siècle, et même si tous les philosophes et tous les savants reniaient le Christ, et même s’il ne restait plus personne avec lui, moi j’y serais encore ; non pour servir les autres, comme les vrais chrétiens, non parce que j’aime les autres comme moi-même — mais seulement parce que j’ai besoin de cette bouée pour flotter, pour me maintenir à la surface de ce monde atroce — pour ne pas couler.

C’était bien la direction de mes pensées ce soir-là, aussi longtemps que je demeurai à genoux, la figure dans mes draps. Je m’attendris. Je resongeai à cette pensée que j’avais eue à maintes reprises et même à une certaine époque, au lendemain de ma première communion, jusqu’à en être obsédé : le séminaire. Mais maman avait souverainement décidé que je n’avais pas la vocation, et mobilisé contre ces velléités tous les prêtres à qui je pouvais avoir affaire. Aujourd’hui j’avais vingt et un ans, personne n’avait pouvoir sur moi. Je me dépouillerais de tout d’un seul coup. Les propriétés, je les arracherais de moi, je les laisserais à maman. Elle les aurait toutes à elle, mais elle en mourrait. Car sa folie, c’était l’héritage éternel, c’était la mort vaincue par l’héritage. Moi écarté, nous n’avions que des cousins… L’État dévorerait tout. « Et puis, concluait-elle, la question ne se pose pas. Tu n’as pas la vocation, ça crève les yeux. » Tout ce qui était dans l’intérêt de sa passion était hors de tout débat, crevait les yeux. Mais quoi ! Je n’avais qu’à partir sans tourner la tête…