Выбрать главу

Mon Dieu, autant que je l’aie aimée, et je l’ai aimée à la folie, ce n’est pas ma mère que j’aime plus que Vous. Je ressens à son endroit une rancune qui est envenimée à jamais. Le vrai est que moi aussi, tout comme elle, je vous préfère Maltaverne, mais pour d’autres raisons que maman : ce ne sont pas les propriétés en tant que propriétés, ce n’est pas la possession au sens où elle l’entend ; je n’oserais l’avouer à personne qu’à Donzac. Je ne peux pas abandonner cette terre, ces arbres, ce ruisseau, ce ciel entre les cimes des pins, ces géants bien-aimés, cette odeur de résine et de marécage qui est pour moi (c’est fou !) l’odeur même de mon désespoir.

Telle était ma pensée de ce soir-là. J’arrachai de moi mes vêtements, je ne fis aucune toilette, je me jetai dans le sommeil, j’y coulai.

6

Le plateau du petit déjeuner, les rideaux tirés sur un pâle soleil d’été de la Saint-Martin, ne réveillèrent pas le même garçon désespéré. Je me sentais lucide et sec, avec une idée nette, dégagée du sommeil et de la nuit : sachant ce qu’il fallait faire, ou du moins ce qu’il fallait tenter. Marie m’avait donné rendez-vous un peu avant la fermeture de la librairie : vers six heures, je retrouverais Simon, qui lui aussi, assurait-elle, arriverait vers ce moment-là. Mais elle avait oublié ce qu’elle m’avait dit, que Simon Duberc passait à la librairie tout son jeudi après-midi, qu’il y arrivait directement de Talence, à peine avait-il déjeuné. Je devrais donc pouvoir le guetter et l’approcher avant qu’il ait pénétré dans le magasin.

C’était mon unique chance de savoir s’il y avait eu complot entre Marie et lui et si c’était le complot que j’avais imaginé. Certes il chercherait à me tromper, mais il n’y parviendrait pas, je le savais. Il était de ce petit nombre d’êtres sur lesquels j’ai reçu pouvoir — j’ai reçu pouvoir au sens absolu. C’est fou ce que j’écris là, mais je n’écris que pour Donzac qui sait de quoi je parle : « Un de ceux que tu méduses… » comme il dit. Je saurai tout très vite, si je puis demeurer une demi-heure avec lui ailleurs que dans la rue. Mais comment le rencontrer à coup sûr ? Venant de Talence par le tramway, il remontera à pied la rue Sainte-Catherine. « Je ne puis le manquer si je fais le guet dès deux heures au coin de la rue Sainte-Catherine et des Galeries, à moins qu’aujourd’hui, pour préparer leur plan de bataille, ils n’aient décidé de déjeuner ensemble… Non, elle peut dîner hors de chez elle, mais pas déjeuner, à cause de sa mère. Elle m’en a averti et c’est arrangé entre elles deux. Sa mère prépare leur déjeuner… » Donc c’est bien à la librairie que Simon à deux heures la rejoindrait. Il suffisait de commencer le guet assez tôt.

J’y fus dès une heure et demie, à l’entrée des Galeries, du côté de la rue Sainte-Catherine. Le difficile, malgré la cohue, était de passer inaperçu. J’avais l’air d’attendre quelqu’un, mais aussi d’attendre n’importe qui : un être jeune immobile sur un trottoir, c’est un appât. J’aurais pu regarder les vitrines, mais il ne fallait courir aucun risque de manquer Simon. Je souhaitais de le voir avec une passion démesurée et me défendais d’y croire, par cette superstition que j’ai depuis l’enfance que les choses n’arrivant jamais comme nous les attendons, il ne fallait pas les fixer d’avance dans notre esprit telles que nous exigeons qu’elles soient.

Elles s’accomplirent pourtant : vers trois heures, Simon fut là tout à coup dans le champ de mon regard (il ne me voyait pas), raide comme il avait toujours été, redressé, rengorgé, avec cette attitude qui en impose, apprise au séminaire, un col dur et douteux, peut-être de celluloïd, un chapeau mou noir à larges bords — pédagogue des pieds à la tête, incroyablement vieilli. Quel âge avait-il ? Quatre ans de plus que moi : vingt-cinq ans, était-ce possible ? En fait, l’expression : ne pas avoir d’âge, prenait en lui un sens absolu. C’était le vieillissement de la souffrance, d’une souffrance ininterrompue dans laquelle il baignait déjà petit garçon, qui le recouvrait visiblement aujourd’hui. Ai-je vu tout cela à ce moment-là, au premier regard ? Non, j’invente, j’invente, et pourtant ce devait être vrai. Je l’ai toujours connu comme immergé dans un liquide qui le brûlait. Ce que je n’invente pas, c’est l’étrange matière minérale fossilisée des méplats de sa face. Ce que je n’invente pas, ce fut lorsqu’il me vit le jeune sang qui tout à coup pour un instant embrasa cette figure pétrifiée et ce sourire de quelques secondes, et tout à coup cette panique : « Non, pas maintenant, monsieur Alain, pas encore », insista-t-il, comme je lui prenais la main. Je ne m’étais pas trompé : il ne fallait pas qu’il me vît avant notre rencontre à la librairie.

— Écoutez, Simon, il faut que je vous voie seul…

— Non, j’ai promis.

— Mais vous ne saviez pas que vous me rencontreriez. Cette rencontre n’a pas dépendu de vous et elle a été voulue…

— Vous voulez dire : par Dieu ? Vous êtes resté le même, monsieur Alain… Il n’y a qu’à vous regarder.

— Voulu par Dieu ? Je ne sais. Par moi, en tout cas. Je vous guette depuis une heure, je ne vous lâcherai pas. Vous direz ce que vous voudrez à Marie ou vous ne lui direz rien…

Tout à coup, à ce moment-là, je reçus l’inspiration de la parole qu’il attendait :

— Que nous importe, à vous et à moi ? C’est une autre histoire que la sienne. C’est notre histoire, Simon, c’est l’histoire de Maltaverne, c’est notre secret…

De nouveau le sang embrasa sa face fossilisée. Il répéta : « Notre secret, monsieur Alain, notre pauvre secret… »

— Écoutez, vous connaissez peut-être Prévost, le chocolat Prévost, tout près d’ici, sur les allées de Tourny. Il n’y a personne à cette heure-ci. Nous y resterons aussi peu que vous voudrez.

Il ne résista pas. Nous gagnâmes la place de la Comédie. Il tournait sa tête raide vers moi et me parlait. Il me dit qu’il n’avait rien à reprocher à M. Duport, qu’il avait pu, grâce à lui, faire à Paris sa seconde année de licence, et que grâce à M. Gaston Doumergue il avait été nommé professeur de sixième dans un collège de Seine-et-Oise : « Mais c’était compter sans mon accent. Je ne me serais jamais douté de l’effet que ferait mon accent à Paris, surtout dans une classe de garçons de douze ans. Vous à qui j’ai entendu dire plusieurs fois : je n’aime que les arbres, les animaux et les enfants, je vous conseille de supprimer ce dernier article : vous ne savez pas de quoi ils sont capables ! » Il avait été chahuté férocement. « Nous ne savons pas en Gironde l’effet que nous faisons à Paris dès que nous ouvrons la bouche. » Alors on l’avait nommé à Talence : « Mais même à Talence… » Marie avait promis de le corriger. Elle connaissait une méthode. Je lui dis qu’il y avait déjà un grand changement et que son accent ne choquait plus. Allait-il quelquefois à Maltaverne ?