— Pensez-vous ! Ça coûte gros… Non, ce n’est pas tant ça. Le vrai est que Madame y est tout le temps, vous le savez du reste. Il ne faut même pas lui parler de moi. Moi non plus, je vous demande pardon, mais je ne peux plus voir Madame, à la lettre… Sans compter Mme Duport. Celle-là ne dessoûle pas et me fait peur. Mes parents sont venus deux fois à Talence. J’ai payé le voyage. Prudent est venu une fois, il a couché dans ma chambre, dans mon lit… Vous imaginez…
Nous entrâmes chez Prévost. Il n’y avait en effet qu’un couple à cette heure-là, qui déjeunait d’une tasse de chocolat.
« Ça va vous rappeler les goûters de Mme Duport ! » dis-je en riant. Mais il ne rit pas, fermé à toute ironie, déjà méfiant et hérissé. Il beurrait son pain avec soin, le trempait dans le chocolat, mangeait voracement, ne parlait plus. Il ne restait pas beaucoup de temps.
— C’est étrange que Marie ait voulu me tromper, dis-je. Pourquoi m’a-t-elle caché que vous lui aviez parlé de moi, qu’elle savait tout de moi par vous…
— C’est une fille qui ne dit que ce qu’elle veut dire…
— Et qui a une idée de derrière la tête en ce qui me concerne. Oui, je suis épousable, après tout !
— Oh ! Dites donc ! Elle n’est pas folle ! Le fils Gajac, cette commise de librairie ! Sans compter tout ce qu’on sait d’elle. Intelligente comme elle est… Et puis elle vous connaît, quoiqu’elle m’ait lâché un jour (vous ne lui direz pas que je vous l’ai répété) : « Si je le voulais, votre ange, si je le voulais, je l’aurais… » Même je crois qu’elle a dit : « Quand je le voudrai, je l’aurai. » Mais ça pouvait vouloir dire aussi bien…
Il parlait, la bouche pleine de pain et de chocolat. Je dis : « Me voilà sorti de la nasse. »
— Quelle nasse ? Il n’y a pas de nasse. Elle vous aime, vous savez ? Ça, en tout cas, c’est sûr. J’ai été assez jaloux, je vous en ai assez voulu… Non, ce n’est pas vrai, je ne vous en voulais pas. Au fond, j’ai toujours pensé que tout vous était dû. Alors, dites donc, on se sera rencontrés au coin de la rue Sainte-Catherine et des Galeries, c’est la vérité, après tout. Ce qu’on ne lui dira pas, c’est cette conversation chez Prévost…
Je payai, je me levai. Il y avait à peine cinq minutes de marche jusqu’à la librairie.
— Elle ne nous croira pas, dis-je tout à coup, pas plus que moi je ne l’ai crue. Vous mentez sur les deux tableaux, Simon. À elle encore, je comprends que vous mentiez. Mais à moi !
Il murmura : « Que suis-je donc pour vous ? » Je ne répondis pas. Comme nous entrions dans les Galeries, à la dernière minute, nous décidâmes de ne jouer aucune comédie et de rapporter à Marie les circonstances réelles de notre rencontre. Dès le seuil de la librairie, pleine des clients du jeudi, elle nous vit, nous enveloppa d’un rapide et intense regard, sans répondre à notre sourire, et revint aux clients qui la harcelaient. Nous demeurâmes debout près d’une vitrine. Simon me dit : « Elle ne me le pardonnera pas. Pas plus qu’elle ne se pardonne à elle-même de vous avoir caché qu’elle savait tout de vous grâce à moi. C’est tout de même vrai que vous lui avez plu quand elle vous croyait pauvre. »
À ce moment, elle eut quelque répit et s’approcha de nous. Cette fois elle souriait et fit le geste de nous pousser vers la porte :
— Maintenant que vous vous êtes retrouvés, vous n’avez rien à faire ici. Et moi je vous gênerais.
Comme je protestais que nous reviendrions la chercher à la fermeture du magasin, elle nous l’interdit sèchement. Elle nous parlait à tous deux, en fait elle ne regardait que moi. J’existais seul. Elle me toucha le front de l’index : « Dieu sait ce qui se passe là », dit-elle, « tout ce que vous allez inventer… Mais tant pis ! En tout cas, M. Duberc n’a rien à vous dire de moi, il ne sait rien de moi. »
Un client la happa. Je croyais que Simon ne l’avait pas entendue, mais il s’exclama avec rage dès que nous nous retrouvâmes dehors :
— Ah ! Je ne sais rien d’elle ? J’en sais bien plus qu’elle n’imagine et ce qu’elle désire le plus au monde vous cacher et dont elle me croit à mille lieues…
Être celui des deux que la femme ne regarde pas, je l’ai été plus souvent qu’à mon tour et je n’en ai jamais ressenti qu’une vague jalousie — rien de cette amertume dont Simon débordait, presque de désespoir, parce que ce serait toujours ainsi pour lui, croyait-il : « Moi, mon lot, c’est la mère Duport. Adieu… » Je le retins par le bras et lui demandai de m’accompagner rue de Cheverus : « Vous vous reposerez un instant dans ma chambre… » Il me suivit, mais de mauvais gré, la tête basse. Que savait-il ? Qu’avait-il insinué sur Marie ? Je ne souffrais pas. Je voulais savoir. Oui, que tout soit au clair sur elle. C’était une curiosité détachée, comme indifférente. Mais j’avais laissé passer le moment où Simon aurait parlé par vengeance. Il ne fallait rien hasarder. Il montait notre escalier presque avec religion. Il était impressionné.
— Oui, dis-je, l’escalier n’est pas mal. À Bordeaux, il y a deux cents ans, on savait bâtir… Mais les appartements ! Ce que nous en avons fait !
Je l’avais introduit dans le salon où Mounestet, le tapissier de ma mère, avait habillé les fenêtres, comme il disait, avec une abondance de relevés, de glands, de franges et de pompons, dont Simon était ébloui :
— C’est grandiose.
— C’est hideux. Songez, Simon, à ce qu’est la cuisine des Duberc, votre cuisine, à ces jambons pendus aux solives, à cette horloge paysanne qui bat comme son cœur, à ce vaisselier, à cette pauvreté des assiettes de terre, des couverts d’étain, à l’odeur de farine et de graisse de confit, mais surtout à cette ombre sainte où Dieu habite, celle des « pèlerins d’Emmaüs ».
— Eh bé, ça, alors ! Vous avez l’air de croire ce que vous dites…
— Un intérieur bourgeois comme le nôtre, c’est la laideur absolue. Dès qu’un paysan commence à s’élever et se soucie d’avoir un salon, il entre en bourgeoisie, c’est-à-dire en laideur.
Simon répétait : « Eh bé, alors ! »
Je l’introduisis dans le petit salon de maman :
— C’est ici que vit Madame ! dit-il avec un accent de révérence et de haine.
— Elle n’y vit plus beaucoup. Songez, Simon, à ce qu’est ma vie dans ce vieux logis mort. Nous en habitons seuls toute une aile. Mais c’est moi, je le reconnais, qui crée ce désert. J’ai toujours eu peur des autres…
— Des filles surtout ?
— Pas plus que des garçons.
— Mais pas de Marie ? Elle dit de vous : « Je l’apprivoise… »
Il eut un bref sourire aux lèvres serrées que je lui connaissais depuis son enfance.
— Ce que vous savez d’elle, Simon, qu’elle ne sait pas que vous savez…
— Oh ! monsieur Alain, oubliez ce qui tout à l’heure m’a échappé dans la colère. Ce serait mal de vous raconter… Pourtant, ajouta-t-il, ça vous aiderait aussi à la comprendre. Elle ne vous a pas tout dit de ce qui la concerne mais ce qu’elle a caché vous la rendrait peut-être plus chère, ou peut-être plus horrible… Comment savoir avec vous ?
— Qui a pu vous parler d’elle à Talence ? Et ici vous ne connaissez personne. Je ne vous crois pas.
— Eh bé ! Ne me croyez pas. Je ne vous demande rien, moi !
Il s’était raidi.
— Mais moi, Simon, je vous demande tout. Venez à mon secours, vous qui savez ce qui me la rendrait plus chère ou plus horrible. Impossible de me laisser dans ce doute. Que vais-je imaginer, maintenant ?
L’angoisse que je ressentais vraiment, je la jouais en même temps pour vaincre la dernière hésitation de Simon. Ce furent de vraies larmes qu’il vit sur mes joues et que peut-être je n’aurais pas versées si j’avais été seul. Tel je suis. Que Dieu me pardonne.