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Il n’y avait rien d’étrange au hasard qui avait appris à Simon ce qu’il savait. Balège, le commis bossu, habitait le quartier Saint-Genès. Après la fermeture du magasin, le jeudi soir comme chaque soir, il rentrait chez lui par le tramway de Saint-Genès qui est celui de Talence et que prenait Simon. Ainsi échangèrent-ils d’abord quelques paroles.

— Mais lui aussi, ce Quasimodo, Marie l’occupe, le possède. Il vit seul, sans parents ni amis, je suis le premier vivant qui l’écoute, avec intérêt et même, il l’a deviné, avec une passion égale à la sienne, parler de Marie, intarissablement.

Je ne vais pas refaire ici à l’usage de Donzac le discours de Simon. Je ne vais pas recomposer la scène dans sa fausse vérité de « narration » : Que l’excès de malheur qui avait frappé cette fille, dont elle était encore accablée, dès que j’en fus informé m’ait apporté à moi un soulagement, un allégement, que je respire mieux depuis ce moment-là, c’est cela seul qu’il importe à Donzac de connaître. Cette prémonition que Marie semble avoir eue, et des scrupules du chrétien pratiquant que je suis et de ses exigences, j’en connais maintenant les raisons à travers ce que Balège a rapporté à Simon. Il n’y a eu, du moins au départ, chez Marie, aucun calcul, aucune idée de chantage au mariage dans le rappel de mes pratiques chrétiennes et de mes habitudes sacramentelles. Il aura suffi du tableau que Simon lui a retracé de mon enfance scrupuleuse, de ma mère et de sa religion espagnole, de l’atmosphère étouffante de Maltaverne, pour que cette fille qui comprend tout, qui pressent tout, ait connu mon drame, car il recoupait le sien. Fille d’un percepteur débauché, elle l’était aussi d’une mère très dévote mais d’une religion semble-t-il plus éclairée que celle de maman. C’est qu’un religieux éminent, dont je ne dirai rien qui puisse permettre à Donzac de l’identifier avec certitude, passait chaque année les mois d’été à Soulac-sur-Mer, où résidait la famille de Marie. En fait, il dirigeait la mère et la fille. Marie devint sa secrétaire bénévole et mieux encore : un disciple aimé. Elle lui doit son goût des idées, sa culture, si inattendue chez une petite provinciale mais aussi, selon Balège, à cette époque-là, un dévouement total à ce qu’elle croyait être l’Église et qui, en fait, était un homme.

Je n’ai certes aucune raison de croire ce que Simon m’a rapporté, peut-être en les déformant, des ragots de Balège. Il me suffit de pressentir que ce tragique reflux de la Foi qui se retire d’un seul coup d’une âme qu’elle recouvrait entièrement dut être, dans le cas de Marie, lié à cette découverte (que de jeunes chrétiens l’auront faite !) que le saint à qui ils avaient cru se fier n’était lui-même en réalité qu’un pauvre être de chair, pareil aux autres, pire que les autres à cause du masque qu’il était condamné à ne pas arracher de sa face. Déconvertis par leur convertisseur… oui, j’en ai connu plus d’un. Mais je me laisse entraîner : j’invente ici ce que j’insinue. De quoi suis-je sûr dans cette histoire ? Qu’après le scandale du suicide paternel, Marie dut se retirer de certains postes qu’elle occupait dans des œuvres de jeunesse patronnées par le Père et qu’elle en souffrit, que l’ami qui la plaça chez Bard, et qui était lui aussi un dirigé et un fanatique du Père, se brouilla avec lui à cause d’elle. Ce qui s’est passé réellement, Balège n’en détient aucune preuve. Ne se serait-il rien passé entre ces deux quinquagénaires, et dont l’un était entièrement soumis à l’autre, que ce qui éclate entre deux garçons dans un bar ou sur un trottoir à propos d’une fille, j’imagine qu’il n’est besoin de rien imaginer d’autre pour expliquer l’irréligion actuelle de Marie, et en même temps la connaissance, l’expérience vécue qu’elle a de mon drame personnel…

— Et vous-même, Simon, lui dis-je, et moi-même, nous sommes victimes comme elle de ce que la parole du Fils de l’Homme, du Fils de Dieu, ne peut nous être transmise que par des pécheurs. Mais pas seulement sa Parole. Il s’identifie à eux. C’est la raison de cet échec qui dure depuis deux mille ans.

— Vous, monsieur Alain, vous avez sauvé votre foi.

— Et vous, Simon ? Croyez-vous donc l’avoir perdue ?

Il ne répondit pas, masqua un instant sa face de ses deux mains monstrueuses. Il soupira :

— Qu’est-ce qu’avoir la foi ? Qu’est-ce que la perdre ? J’ai cru que je l’avais perdue. M. Duport m’avait fait faire par un de ses amis professeur à la Sorbonne un tableau synoptique de toutes les impossibilités que Dieu soit. Ne riez pas : vous ne connaissez rien aux sciences modernes, monsieur Alain, ni moi non plus…

— Mais il y a pour nous deux une autre impossibilité : c’est qu’il n’y ait pas eu à un moment donné, quelqu’un qui a dit certaines paroles…

— À qui on prête certaines paroles.

— Oui, et certains gestes.

— Nous sommes les derniers à y attacher de l’importance. Vous n’êtes jamais sorti de votre trou, monsieur Alain. Si vous saviez ce que tout ça est inexistant à Paris, à quel point c’est une affaire finie…

— Mais vous et moi, nous savons que ça existe…

— Qu’est-ce que vous appelez « ça » ? ce qu’on vous a seriné depuis l’enfance, et qu’à moi on m’a ingurgité dès le petit séminaire ?

— Non, Simon : ce qui résiste au contraire à ces formules, à ces mécaniques verbales, à ce dressage, et qui ne relève pas de l’automate en nous… Mais vous me comprenez. Vous êtes le seul à pouvoir me comprendre !

Il me demanda à mi-voix avec une ardeur contenue : « Qu’est-ce qui vous le fait croire ? »

Mais à quoi bon servir à Donzac une conversation arrangée et retouchée et dont l’essentiel d’ailleurs me venait de lui ? Ce qui a compté dans la rencontre de ce soir-là, ce qui a peut-être changé ma vie, ce qui l’a rendue à jamais différente de ce qu’elle eût été si ce spectre, Simon, n’y avait pas reparu, je voudrais le cerner, l’isoler du contexte… ou plutôt non ! Il faudrait écrire : ce qui a empêché ma vie de changer au moment où Marie allait en dévier le cours, ce qui a fait rentrer dans son lit le ruisseau landais entre ses aulnes pareils à des gardiens incorruptibles… Je suis sûr que c’est ce soir-là, et non plus tard, que Simon m’a rendu capable de traiter ma mère en ennemie, car c’est bien dans ce petit salon de la rue de Cheverus qu’il m’a ouvert les yeux ; or il n’en a jamais plus passé le seuil, ma mère étant revenue de Maltaverne, le surlendemain, après l’achat de la Tolose.

Désormais, j’allai chaque jeudi, vers quatre heures, chez Bard où Simon m’attendait. Marie en proie aux clients me souriait de loin. Nous sortions, Simon et moi. Je l’amenais chez Prévost. Je ne m’asseyais pas en face de lui pour ne pas le voir tremper son croissant beurré dans le chocolat. Nous retrouvions Marie après la fermeture de la librairie, non plus dans son café du coin de la rue Esprit-des-Lois (depuis le retour de ma mère nous étions devenus prudents) mais dans le salon glacé de la rue de l’Église-Saint-Seurin.

Mais il faut d’abord que Donzac sache ce que Simon m’avait livré, ce soir où il vint rue de Cheverus. Ce secret, lui-même le tenait de Prudent, son frère, qui le lui avait raconté lors de son unique visite à Talence. Ma mère n’était point si persuadée que je l’avais cru de ma soumission et de sa victoire finale. À vingt et un ans, je pouvais être la proie du premier venu, de la première venue. Le risque était que quelqu’un, attiré par ma fortune, me mît le grappin. Mon hostilité au mariage ne la rassurait plus parce qu’elle comprenait que le mariage était pour moi l’unique défense sûre contre le Pou. Les années dangereuses, croyait-elle, c’étaient celles de ma vie d’étudiant à Bordeaux. Que je ne fusse pas une proie facile, elle le savait. Elle connaissait cette force d’inertie que j’opposais à toute tentative de séduction. Mais il suffirait d’une rencontre pour éveiller en moi un homme pareil aux autres, pire que les autres. Tant que je ne serais pas revenu à Maltaverne, que je n’y serais pas revenu pour toujours, rien ne serait gagné. Quand elle m’y aurait ramené enfin, que j’y aurais jeté l’ancre à jamais, alors tout s’accomplirait de ce qu’elle avait résolu.