L’important, comme elle l’expliqua au vieux Duberc (c’est de lui que Prudent tenait tout ce qu’il rapporta à son frère), était de ne pas se laisser surprendre. « Je ne l’ai plus en main, répétait-elle, je sens qu’il m’échappe. » Si je décidais de me marier, selon maman, le pire serait que je fisse un choix convenable qui ne soulèverait aucune critique. Mais même alors, elle saurait bien découvrir des impossibilités : il y a toujours des impossibilités. Je devrais me soumettre à son veto qui serait absolu. Elle tirait toute sa force de mon incapacité à mener mes affaires, à y arrêter seulement ma pensée. En dépit de mes succès scolaires dont elle s’enorgueillissait le jour de la distribution des prix, elle me jugeait selon l’échelle de valeurs qui avait cours chez les siens : la même que celle du Père Grandet. Rien n’a changé en France depuis Balzac. « Un pauvre être », voilà ce que j’étais pour maman en dépit de toutes mes lectures.
Si donc je m’obstinais, elle se retirerait sur ses terres de Noaillan, et me laisserait seul avec mes deux mille hectares sur les bras. Ce ne serait pas le pire : pour que je n’aie aucun recours, elle avait obtenu la promesse des Duberc qu’ils la suivraient à Noaillan, de sorte que je n’aurais rien d’autre à faire que de me soumettre, ne pouvant me passer à la fois de ma mère et de mon régisseur. Ce serait pour mon bien, elle me sauverait malgré moi. Je croyais l’entendre : « Je t’ai porté et je te porterai jusqu’à la fin de ma vie. »
Simon avait d’abord parlé d’un ton détaché et comme par devoir : « Il faut que vous sachiez, monsieur Alain… » Mais une rancune accumulée depuis sa petite enfance contre « madame » sourdait peu à peu à travers chaque mot. Quant à ce que je ressentais moi-même… Maman n’avait pas besoin d’être là pour me frapper d’une sorte de stupeur. Elle me tenait, elle avait raison de n’en pas douter. Je soupirai : « Il n’y a pas de remède ! »
— Mais si ! monsieur Alain, il y a un remède. C’est Marie qui en a eu l’idée. Elle vous délivrera si vous y consentez.
Il s’entêta à ne rien vouloir m’en dire : c’était à elle, et non à lui de m’exposer le plan qu’elle avait conçu. Tout à coup, après un silence, il me dit avec une brusque passion, comme assourdie : « Pour moi je vous jure, monsieur Alain, que si jamais vous vous trouviez sans régisseur, sans personne, eh bien, vous savez je connais les limites aussi bien que mon père. Faites-moi signe, j’accourrai. Oh ! ne croyez surtout pas que je quitterais tout pour vous. Non, mais je renoncerais à l’enfer qu’est ma vie à Talence pour retrouver Maltaverne… »
— Et Maltaverne, c’est moi.
Il détourna la tête, se leva : « À jeudi, à la librairie. »
J’écoutai décroître le bruit des pas de Simon dans l’escalier, puis se refermer la lourde porte. J’émergeai de ma stupeur qui était à demi jouée, ou enfin qui était celle que je laissais paraître dès que maman entrait en scène. Mais ce soir-là, quand je fus seul, je cédai à une sorte de rage froide non pas contre elle seule, mais contre Marie qui se permettait d’avoir un plan : c’était l’irritation de celui qui passe pour le plus faible et qui inspire de la pitié aux femmes, alors qu’il déborde au-dedans de lui d’une force infinie. « Elles verront ! elles verront ! » Que verraient-elles ? L’important serait de garder ma tête froide. Ce que j’avais appris d’heureux ce soir-là c’était que Simon quitterait tout à mon premier appel. « Pour échapper à son enfer », m’avait-il dit. Peut-être… Mais il ne le ferait pour personne d’autre. Quoi qu’il pût advenir, je ne serais pas seul.
7
Ma mère revint de Maltaverne le surlendemain, encore toute fumante du combat soutenu pour l’achat de la Tolose : cent hectares de pins et de chênes centenaires à cinq kilomètres du village. Numa Séris en avait jugé le prix excessif. Elle ne doutait pas quant à elle d’avoir fait un excellent placement. Après le dîner, nous nous assîmes au coin de son feu dans le petit salon. Je lui demandai, du ton distrait que je prends quand il s’agit de questions de cet ordre, d’où venait l’argent qui lui avait permis d’acquérir la Tolose.
— Oh ! j’ai pris dans les réserves que j’ai toujours.
— Oui : les poteaux de mine, la récolte de gemme de cette année. Sans compter cette coupe de pins au Brousse…
Elle me regarda. J’avais ce visage absent qui lui était familier et qui sans doute la rassura.
— L’important, dit-elle, c’est d’avoir l’argent, non de savoir d’où il vient…
— C’est important pour moi. Si tu as payé la Tolose sur tes revenus personnels de Noaillan, la Tolose est à toi. Si c’est sur les revenus de Maltaverne…
Elle eut une « bouffée ».
— Qu’est-ce que tu vas chercher ? Nos intérêts sont confondus, tu le sais bien.
— Mais ils ne se confondent pas avec l’intérêt de l’État. Ce serait tout de même raide d’avoir un jour à payer des droits de succession sur la Tolose qui en fait m’appartient. Et puis nos intérêts ne se confondront pas toujours : je n’ai pas fait vœu de célibat.
Le silence qui suivit, je me gardai de le rompre. Il dura longtemps, enfin il me semble. Puis maman dit à mi-voix : « Quelqu’un te monte la tête. Qui te monte la tête ? »
Je pris l’air le plus étonné dont je fusse capable. Je rappelai à maman que je venais d’avoir vingt et un ans, que je n’avais besoin de personne pour me poser certaines questions. Là-dessus, elle éclata, dénonça mon ingratitude : elle avait géré notre fortune avec une prudence et un bonheur qui étaient partout cités en exemple, elle l’avait incroyablement accrue ; elle se retirerait à Noaillan si je le souhaitais et ne se mêlerait plus de rien. Je demeurai froid devant cette menace. Je hochai la tête et même je souris. Maman quitta le petit salon, gagna sa chambre et en poussa le verrou selon un scénario immuable, dont j’étais résolu, ce soir-là, à rompre l’ordonnance : je n’irais pas, comme d’habitude, frapper à la porte et supplier : « Maman ouvre-moi ! »
Je mis une bûche au feu et demeurai immobile dans un état de désespoir calme qui était comme l’envers de la paix que donne Dieu et dont j’avais eu à certaines heures le pressentiment. Mais je m’en éloignais chaque jour un peu plus ; ou plutôt « les biens de ce monde » épaississaient leur cocon autour de moi qui m’érigeais contre ma mère en juge implacable, et pourtant nous étions à deux de jeu pour la possession de cette terre qui est à tous et à personne, et qui, elle, nous possédera.
Cette fois elle ne gagnerait pas. Maman ne gagnerait plus jamais. Peut-être le pressentait-elle. Je me rappelai son exclamation : « Quelqu’un te monte la tête ! » Comme elle faisait toujours, à peine débarquée elle avait dû interroger Louis Larpe et sa femme sur mon comportement. Le dîner commandé pour une dame puis décommandé au téléphone une heure plus tard par la dame elle-même, c’était beaucoup plus qu’il n’en fallait pour bouleverser maman. J’en eus la preuve à ce moment même. J’entendis le bruit du verrou de sa porte qu’elle ouvrit. Elle n’attendait pas que je vinsse lui demander pardon, elle faisait les premiers pas. Elle reprit sa place en face de moi comme si rien ne s’était passé entre nous.