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— J’ai réfléchi, Alain. C’est vrai que j’oublie ton âge et que je te traite trop comme le petit garçon que tu n’es plus. Je te déchargeais de tout, je ne t’associais à rien. C’était ce que tu voulais. Mais quel bonheur si tu consentais enfin à t’intéresser à ce qui sera ton devoir d’état ! Tu ne m’auras pas toujours.

Elle se tut, croyant que j’allais me lever pour l’embrasser, mais je demeurai immobile et silencieux. Elle me rappela alors que jusqu’à la mort de Laurent, elle n’avait pas acheté un hectare ni fait le moindre placement que ce ne fût comme notre tutrice et en notre nom à nous deux. Depuis que Laurent n’était plus là et jusqu’à l’achat de la Tolose, il ne s’était agi que de lopins sans importance. Pour la Tolose, il avait fallu faire vite, le vendeur menaçant de se raviser. Elle avait dû signer l’acte et verser l’argent le jour même, mais elle reconnaissait qu’elle avait eu tort d’agir avec tant de hâte. Elle allait faire le nécessaire et restituerait sur ses biens propres à la caisse de Maltaverne le prix de la Tolose.

— Et si jamais tu te maries, la Tolose sera mon cadeau personnel. Mais on ne se marie pas à vingt et un ans.

— Parce que c’est l’âge de la caserne. Cela aussi m’aura été épargné : j’aurai coupé à tout. Peut-être ne couperai-je pas au mariage.

— Non, je l’espère bien.

Je ne manifestai mon accord par aucun mot, par aucun signe, le silence entre nous devint insupportable. Nous nous levâmes, et nous souhaitâmes une bonne nuit.

Dix heures n’avaient pas encore sonné. Je songeai que chacun dans notre chambre nous aurions l’esprit occupé du même être : pour maman c’était la créature inconnue que j’avais invitée un soir en son absence et qui m’avait changé au point que je venais de lui demander des comptes à propos de la Tolose ; mais à moi aussi cette femme m’était inconnue bien que je l’aie tenue quelques instants dans mes bras, que j’aie cru être aimé d’elle : elle m’avait menti, elle savait que je le savais et n’avait encore rien tenté pour connaître ce qui se passait en moi…

Depuis ma rencontre avec Simon, je n’étais pas revenu à la librairie : trois jours déjà ! Marie avait dû y voir le signe de sa condamnation et elle ne luttait pas. Le ramier sauvage qu’elle avait apprivoisé avait pris peur, s’était envolé : elle tâcherait de m’oublier. Telle était la réaction que je lui prêtais. Et puis je me souvenais de ce que Simon m’avait dit du plan de Marie pour que je ne fusse pas réduit à épouser le Pou. Le plan de Marie, conçu par Marie.

J’avais résolu de faire le mort jusqu’au jeudi, jour de notre rendez-vous avec Simon. Mais le lendemain, au retour de la Faculté, je n’y tins plus. J’essayai de résister. Je fis halte, comme presque chaque jour, à la cathédrale qui se trouve sur ma route : c’est même un raccourci que de la traverser. Moi, je m’y attardais. C’était l’endroit du monde où je me sentais le plus à l’abri du monde et comme immergé dans cet amour sans rivage dont j’étais séparé à jamais, moi le jeune homme riche « qui s’éloigna triste parce qu’il avait de grands biens ». Ce jour-là, je ne m’y attardai pas. Je remontai la rue Sainte-Catherine jusqu’aux Galeries Bordelaises. Je n’avais pas encore passé le seuil de la librairie que Marie m’avait vu ; et moi je vis au premier regard qu’elle avait souffert. La souffrance l’avait vieillie. Ce n’était plus une jeune fille, non plus une jeune femme : une créature souffrante depuis des années mais en ce moment souffrante à cause de moi. Je connais, et Donzac connaît ce trait de ma nature, je ne sais s’il est très singulier ou s’il est commun à beaucoup d’hommes : quand je tiens à quelqu’un, ce besoin que j’ai de sa souffrance pour être rassuré. Je ressentis à l’instant même une grande paix, avant que nous ayons échangé aucune parole. Il n’y eut entre nous qu’un furtif serrement de mains. Je lui dis de me retrouver chez Prévost dès qu’elle serait libre et tuai le temps jusqu’à ce moment-là, errant comme un chien perdu à travers le labyrinthe de ces quartiers morts de Saint-Michel et de Sainte-Croix. Puis j’attendis chez Prévost, devant ma tasse de chocolat, tout à la joie animale du repos. Enfin elle entra. « Elle s’était mis du rouge » comme aurait dit ma mère sur un ton de condamnation.

— Je ne suis pas venue pour me défendre. Vous croirez ce que vous voudrez… Mais non que j’ai obéi à des motifs inavouables. Je savais que si vous retrouviez Simon Duberc sans que je fusse là, notre histoire serait finie avant d’avoir commencé…

— Moi aussi Marie, je vous ai menti. Nous nous sommes trompés mutuellement pour ne pas nous perdre.

— On ne perd que ce qu’on a possédé. Non, Alain, je ne t’ai pas perdu.

Elle ne m’avait pas perdu, mais elle voulait me sauver. Elle me croyait menacé de mort, si la mort pour un homme est de se trouver malgré lui lié à une femme qui lui fait horreur, au degré où le Pou me ferait horreur. Ma mère savait que le temps travaillait pour elle, que chaque année gagnée la rapprochait de l’accomplissement d’un rêve caressé à toutes les minutes de sa vie.

— Il faut la prévenir puisque nous avons la chance de savoir par où elle attaquera… Mais d’abord, Alain, il faut que vous-même, de qui tout dépend, sachiez si vous êtes avec nous qui voulons vous délivrer. Simon Duberc m’assure que vous y êtes résolu. Peut-être l’étiez-vous le soir de votre rencontre et l’êtes-vous moins aujourd’hui ?

Elle cherchait mon regard, mais comme nous étions assis côte à côte, il m’était facile de le dérober. Je lui dis que j’étais résolu à tout et à rien, que je ne retournerais plus jamais sous un joug auquel j’avais déjà échappé en esprit, mais que je réservais mon jugement sur les moyens qui allaient m’être proposés.

Je ne sais trop comment à partir de là, ce fut surtout de Simon Duberc qu’il fut question entre nous. Elle me parla de lui avec abandon et je crois sans arrière-pensée, et ce qu’elle m’en rapporta donnait son sens à cette offre de Simon de tout quitter non pour me suivre « mais pour échapper à l’enfer de Talence ». Pauvre Simon. Son enfer était au-dedans de lui. Il avait été à Paris au bord du suicide. Il l’était toujours, retenu seulement par ce qui subsistait de foi en lui et qui l’avait gardé contre toutes les tentatives de ses nouveaux maîtres pour se servir de lui. Ils lui avaient suggéré d’écrire les confessions d’un petit paysan détourné de sa vraie voie par une dévote riche. Le plan du livre lui aurait été fourni, et il n’aurait eu qu’à en remplir en quelque sorte les casiers. Simon se cabra, on n’insista pas, et comme il donnait toute satisfaction au secrétariat, on le supporta… J’éclatai soudain :

— C’était donc pour parler de Simon que je vous aurai attendue plus de deux heures cet après-midi, que je me serai crevé dans le dédale de ces quartiers sinistres…

— Oui, c’est vrai que je vous parle de lui parce que je n’ose pas vous parler de nous, parce que je sais ce que vous allez croire… mais comment pourriez-vous le croire ? Vous savez de qui je suis la fille, les années que j’ai de plus que vous, ce que j’en ai fait, ou plutôt ce qu’on a fait de moi durant ces années-là — ce que de vieux hommes ont fait de moi. Ah ! Ce que j’étais à votre âge, Alain, ce que j’étais…

Non, elle ne jouait pas à ce moment-là, ou alors quelle comédienne ! Ce qui dut lui être horrible, ce fut mon silence. Je ne protestai pas, non par insensibilité mais parce que mes paroles de garçon bien élevé, les seules qui me venaient à l’esprit, eussent été pires que des injures.

Il fallait, me dit-elle, que je fusse assuré qu’en se mêlant de cette intrigue elle ne cherchait pas son intérêt, sinon cette sorte de plaisir que nous avons à délivrer une mouche avant que l’araignée l’ait dévorée. Enfin elle en vint à son plan de bataille : dès le prochain séjour de ma mère à Maltaverne, je lui annoncerais par lettre mes fiançailles avec « la libraire de chez Bard ». Marie consentait à ce que je me serve d’elle qui était bien en effet le genre de femme dont ma mère pouvait avoir le plus horreur : son milieu, son âge, ce que maman aurait vite fait de découvrir sur cette famille, sur le passé de Marie, il n’en fallait pas tant pour qu’elle me mît le marché en main ; et comme je lui tiendrais tête, pour qu’elle se retire sur sa terre de Noaillan et qu’elle emmène avec elle les Duberc.