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Ici j’interrompis Marie : il me paraissait incroyable que les Duberc pussent être détachés de Maltaverne : ils y adhéraient comme l’huître à sa valve. Selon Marie, il n’y avait rien à redouter de ce côté-là : le vieux Duberc savait qu’il ne s’agissait que d’une ruse pour m’empêcher de tomber dans les filets d’une mauvaise femme de la ville. Lui aussi, comme « la mistresse », rêvait de régner un jour sur le domaine de Numa Séris, et il se croyait irremplaçable. Il ne doutait pas que dès la première semaine je le rappellerais.

Je demandai après un silence :

— Croyez-vous qu’elle ne parera pas le coup ? Vous ne connaissez pas ma mère.

— Je vous connais, vous, Alain. Sa force est faite de votre faiblesse. Vous êtes le maître de tout. Vous tenez tout, mais elle vous tient.

Je ne protestai pas. Marie se leva et sortit seule. Il ne fallait pas qu’on nous vît ensemble. Nous convînmes de nous retrouver jeudi avec Simon à la librairie.

Bien que je ne fusse pas en retard pour le dîner, maman, sur le palier, guettait mon retour. Je vis sa grande figure blême penchée sur la rampe : « Ah ! te voilà ! » Elle ne s’éloignerait plus, elle me garderait à vue, voilà ce que serait sa première défense. Or je n’imaginais réalisable le plan de Marie que durant un séjour de maman à Maltaverne. Il fallait que ce fût par lettre qu’elle apprît mes fiançailles. L’affronter à visage découvert, je n’oserais jamais. L’oserais-je, ce serait courir le risque d’être très vite démasqué. Je ne lui avais jamais menti sans qu’elle m’en fît honte aussitôt.

Durant tout l’hiver, sans me faire espionner, sans recourir à aucune filature, elle sut chaque jeudi que je sortais d’un conciliabule avec ses ennemis inconnus. Les soirs où Marie me guettait derrière sa porte, rue de l’Église-Saint-Seurin et m’introduisait dans le salon glacé, et qu’au retour j’allais donner à ma mère, si tard qu’il fût, le baiser rituel et obligatoire, j’avais beau d’abord m’arrêter au lavabo de l’office, me laver la figure et les mains, ma mère m’attirait à elle, me flairait, reconnaissait sur moi une odeur étrangère. Non qu’elle m’en ait jamais rien dit. Je savais qu’elle savait. Nous étions atrocement transparents l’un à l’autre.

Elle eut d’ailleurs cet hiver-là une preuve irrécusable que je la trompais. Moi qui détestais de danser, j’acceptais sans rechigner toutes les invitations, et presque chaque soir revêtais mon smoking ou mon habit. Ma mère qui, au départ, m’avait dit : « Tu me raconteras… » m’interrogeait à mon retour. Elle voulait tout savoir de la fête et avait vite fait de deviner que je ne savais rien parce que je n’y avais pas été ou que je n’y étais demeuré qu’un instant : ce qu’une facile enquête lui confirmait. Je ne faisais jamais que traverser les bals. Il y avait cette autre preuve, qu’elle ne me voyait plus communier, que je m’arrangeais pour n’assister jamais aux mêmes messes qu’elle. Même à Noël, je fus invité par un camarade à un réveillon à la campagne.

Louis Larpe remettait toujours à maman le courrier qu’elle triait elle-même. Il n’y eut jamais aucune lettre suspecte. Elle ne releva ni la piste de Marie, ni celle de Simon. Nous ne sortions plus jamais ensemble. Nous avions renoncé à nous rejoindre chez Prévost ou au café de Marie, au coin de la rue Esprit-des-Lois. Nous nous retrouvions soit à la librairie, après la fermeture, dans le « cagibi » de Marie, soit dans le salon de la rue de l’Église-Saint-Seurin. Comme il n’était pas question pour Simon de remettre les pieds rue de Cheverus, ce fut moi qui, à la belle saison, allai quelquefois le retrouver à Talence. Il y avait pris pension chez une veuve dans une de ces maisons sans étage que les Bordelais appellent échoppes. Il avait résisté longtemps à l’idée de m’y recevoir : incroyable distance qui s’établit entre les classes avec le consentement des pauvres et souvent contre la volonté des riches honteux de leur richesse, comme je l’étais.

C’était une chambre banale, meublée d’acajou, qui donnait sur un jardin de curé, et au-delà il y avait la route de Bayonne. Partout des revues, des livres, non des romans ni des poèmes, mais le Pascal de Boutroux, la Vie de sainte Thérèse par elle-même, le Saint François d’Assise de Joergensen, un saint Jean de la Croix… Il me dit à ma première visite, comme je m’étonnais de ces livres : « Je refais mon éducation religieuse, grâce à vous », et changea aussitôt de propos. Je me rendis compte, Ce jour-là, qu’il y allait de la vie pour lui que ce rêve s’accomplît : moi et lui à Maltaverne. C’était un rêve fou et pourtant réalisable.

Bien qu’il fût le plus impatient de nous trois, il ne croyait pas que Marie eût raison de vouloir sans plus tarder entrer en action et que j’exige de ma mère qu’elle me laisse seul faire un voyage à Paris ou à Nice, d’où je lui annoncerais mes fiançailles. Il paraissait très important à Simon que la bombe éclatât durant un séjour de ma mère à Maltaverne qui n’est éloigné de Noaillan que de quelques kilomètres, de sorte que son déménagement immédiat et spectaculaire et celui des Duberc se feraient sur l’heure. Nous n’aurions pas longtemps à attendre : malgré son parti pris de ne plus me laisser seul, ma mère devrait se rendre à Maltaverne pour le règlement des gemmes et des poteaux de mine et pour compter les pins de diverses coupes.

Nous n’avions pas prévu qu’avec la De Dion elle pouvait partir à l’aube et être de retour à Bordeaux le soir même. Deux fois elle coucha à Maltaverne mais une seule nuit et n’y fit pas un vrai séjour. Ainsi s’écoula cette vingt-deuxième année où par degrés insensibles Marie fit de l’ange-enfant un être pareil aux autres hommes ; mais l’enfant survivait à ces actes, il revenait, à peine étaient-ils accomplis, non pour maudire Marie : il se blottissait contre elle, il se faisait bercer.

Du moins aurai-je eu la consolation, cette année-là, de voir Simon s’ouvrir à l’espérance. Ce que serait sa vie à Maltaverne, il l’envisageait comme une retraite où lui et moi, que je fusse présent ou absent, nous chercherions ensemble, nous finirions par trouver : oui, nous ferions ensemble la découverte. Quelle découverte ? Il disait que j’avais éclairé pour lui une évidence : c’est que presque tout de ce que les ennemis de l’Église haïssaient dans l’Église était en effet haïssable et l’avait toujours été, à tous les moments de l’histoire humaine, comme l’était la religion pharisaïque de Madame. Ils s’acharnaient contre des structures que d’autres adoraient, comme Huysmans, fou de grégorien. Et ces adorations étaient aussi vaines que ces malédictions. Nous deux nous savions qu’à un certain moment de l’Histoire, Dieu s’était manifesté et qu’il se manifestait encore dans des destins particuliers d’hommes et de femmes qui avaient un trait commun, celui d’épouser étroitement la croix.

— Ce qui vous est interdit à vous, monsieur Alain, parce que vous êtes le jeune homme riche. Mais non à moi. Moi je suis pauvre et je resterai pauvre. Il ne faudra pas que vous me donniez un sou de plus que ce que Madame donne à mon père. Je bénéficierai en plus de ces grâces de lumière que vous avez, de ces inspirations.