Je le mettais en garde contre l’illusion qu’il existe des méthodes assurées pour atteindre Dieu sensiblement ; je lui rappelai qu’il n’est rien au monde qui relève moins de notre volonté, et que le désir que nous en avons trahit la recherche d’une délectation qui nous ramène à ce que nous voulions fuir.
Rien donc ne se passa. Comme c’était ma seconde année de licence, je trouvai un alibi à toutes mes difficultés dans la préparation de l’examen. Marie et Simon ajustaient leur plan de bataille aux occasions offertes par les grandes vacances. Ils ne pouvaient concevoir qu’un garçon de vingt-deux ans hésitât à voyager sans sa mère — et pas seulement à cause de la peine qu’elle ressentirait, mais parce que lui-même était encore cet enfant qui s’affolait lorsque sa mère le laissait seul un instant dans le wagon pour aller acheter un journal : en voyage plus encore que dans la vie de chaque jour, elle le déchargeait de tout. Mais elle ne m’avait jamais aidé dans mon travail d’étudiant comme le fit Marie durant cette période d’avant l’épreuve écrite où je la retrouvai chaque soir rue de l’Église-Saint-Seurin après la fermeture de la librairie. J’avais obtenu de ma mère que l’heure du dîner fût reculée.
Ainsi s’écoula cette année que nous avions voulue dramatique, et qui fut sans histoire — sauf la nôtre, au-dedans de chacun de nous, et dont je ne puis rien dire, pas même de la mienne, qui ne soit imaginaire, ou qui ne soit arrangé pour intéresser Donzac. Il me semble que mon âme était comme en veilleuse, que la préparation de l’examen m’avait fait mettre tout le reste, et même Dieu, entre parenthèses. Je ne m’interrogeais plus au sujet de Marie parce qu’elle souffrait.
Et même Dieu… Ici encore Donzac retrouvera son influence. Il professait qu’il fallait parfois accorder à la nature des vacances. Je savais que Marie était triste parce que, entre nous deux, tout devait finir, mais elle avait gardé du temps qu’elle travaillait pour le Père X…, le souvenir d’un mystique qui avait échafaudé une doctrine sur ce qu’il appelait « le sacrement du moment présent ». Elle me disait : « Cette minute m’est donnée, tu es là, je suis là, je ne regarde pas plus loin. »
Non que durant cette période, je n’aie parfois ressenti des doutes au sujet de Marie. Elle m’avait menti, elle pouvait me mentir encore. Je l’imaginais fort capable de jouer la créature souffrant à cause de moi qui était précisément celle dont j’avais besoin moi-même pour ne pas souffrir. Peut-être ne m’avait-elle pas tout découvert de son plan. Peut-être comportait-il des ruses connues d’elle seule et me trouverais-je un jour lié à elle pour le temps et pour l’éternité. Mais je me méfiais, je ne serais pas pris de court, elle ne me tiendrait qu’autant que je le voudrais… Seul de nous trois, Simon débordait d’espérance.
8
Ce fut à l’époque où nous nous y serions le moins attendus que tout commença. En juillet, j’avais été reçu à ma licence avec mention. Comme je refusais d’accompagner maman à Dax où elle aurait dû faire une cure, elle y renonça pour ne pas me perdre de vue, et nous nous retrouvâmes bec à bec, et sans presque nous parler en dehors des propos inévitables, dans ce Maltaverne d’août que le feu du ciel rendait inhumain ; et nous devenions pareils à ces oiseaux nocturnes qui ne sortent de leur repaire qu’au crépuscule.
Marie prisonnière de sa librairie m’avait dit adieu avec larmes, mais un projet fou que nous avait soufflé Simon lui donnait, disait-elle, le courage de vivre dans un Bordeaux où je ne serais plus. Elle me reverrait bientôt et elle connaîtrait enfin Maltaverne.
Ma mère s’était résignée à tenir la promesse qu’elle avait faite depuis longtemps au vieux Duberc de l’accompagner à Lourdes au pèlerinage diocésain du 17 au 20 août. Ce qui enchantait les Duberc, tout en leur faisant peur, c’est que le voyage se ferait dans la De Dion : Louis Larpe et sa femme étant en congé, je serais seul à Maltaverne avec Prudent (mais il était notre complice), servi par la femme de Prudent, marié depuis janvier dernier, une ilote tremblante devant lui et qui certes se tairait s’il lui donnait l’ordre de se taire. Les maisons bourgeoises du bourg seraient presque toutes vidées de leurs habitants, soit que ces dames fussent à Lourdes, vieilles brebis pressées autour de M. le Doyen, ou dans quelques villégiatures de la montagne ou de la mer.
Marie et Simon logeraient chez les Duberc. Nous ne regardions pas au-delà. Ce qui se passerait entre nous, puis avec ma mère à son retour, je m’interdisais d’y arrêter ma pensée. Je voyais bien qu’en revanche ma mère, à mesure que l’heure de son départ approchait, s’inquiétait de me laisser seul à Maltaverne. Pourquoi, me disait-elle, ne pas aller passer ces trois jours à Luchon où elle me rejoindrait après avoir confié les Duberc à M. le Doyen ? Je dus mettre dans mon refus une âpreté qui la froissa mais surtout, je le sais aujourd’hui, qui l’avertit qu’il y avait anguille sous roche. Je prétendis que je me faisais une joie de ce tête-à-tête avec un Maltaverne inespérément vidé de toute sa substance humaine. Elle ne m’appelait plus « diseur de riens », elle m’observait, cherchant ce que pouvaient recouvrir ces propos fous.
— Que feras-tu pendant ces trois jours ?
— Je marcherai. J’irai une fois encore voir le vieux de Lassus pour observer ce que je serai dans soixante ans quand je serai le vieux de Maltaverne.
Je tremblais que maman ne se ravisât et trouvât un prétexte pour ne pas partir. Je ne respirai que lorsque j’entendis s’éloigner sur la route le bruit du moteur de la De Dion et que, seul sur le perron, je respirai avec délice la brume annonciatrice d’un jour torride, d’un jour interminable d’attente. Simon et Marie arriveraient par le train du soir. Prudent irait seul les accueillir à la gare et les amènerait à Maltaverne par un raccourci à travers bois, toujours désert le soir.
La femme de Prudent fit à fond la chambre de ses parents, mit au lit les plus beaux draps. Je lui dis de préparer à tout hasard au château (comme elle appelait la maison) la chambre à donner où la dame serait mieux à cause du cabinet de toilette. Elle obéit sans manifester d’étonnement.
Je ne voudrais rien écrire ici, concernant cette soirée et cette nuit, qui ressemblât à une de ces narrations dont André Donzac au collège était jaloux. Pourtant il faut que ce témoin de ma vie sache que ce fut l’instant qui l’éclaire, cette vie, qui lui donne sa signification parce que ce fut une nuit de péché et pourtant une nuit de grâce.
J’avais pris sa valise et l’avais précédée dans la chambre d’amis sans lui demander son avis ni celui de Simon. Dans sa robe claire d’été, sous son chapeau de paille, elle était une autre Marie que celle de chez Bard, la jeune fille que je n’avais pas connue, que d’autres avaient connue. Ce ne fut qu’une brève souffrance.
Nous nous retrouvâmes tous les trois à la salle à manger pour un repas rapide et silencieux. Ce fut elle qui me demanda de faire le tour du parc. Elle s’arrêta sur le perron. Je jetai sur ses épaules ma vieille pèlerine de collégien. Elle descendit les marches lentement. Elle me dit : « Tout m’était connu d’avance par vous. Tout est bien pareil à vous. » Je lui assurai que si elle avait été déçue, je ne le lui aurais pas pardonné.
Elle ne connaissait que les pins de Soulac, souffletés par la mer, auprès desquels ceux de Maltaverne ressemblaient à des géants. Je lui tenais le bras pour qu’elle ne s’écartât pas de l’allée. « C’est le gros chêne ? » Elle l’avait reconnu, bien que ce fût un chêne pareil à beaucoup d’autres ; j’y appuyai mes lèvres selon le rite, puis nous échangeâmes avec Marie notre premier baiser.