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Marie me demanda si nous ne pouvions atteindre la Hure en évitant le parc. Oui, certes, les chemins de sable ne manquaient pas, où il n’y avait aucune chance que le Pou fût aux aguets. Nous sortîmes. Un reste de fraîcheur persistait avec des lambeaux de brume, mais déjà une cigale, puis deux, puis trois se répondaient, ne s’accordaient pas. Je dis à Marie : « Ne crois pas que je t’obligerai à vivre dans ce climat inhumain. Nous viendrons nous y replonger à certaines époques… » Elle ne me répondit pas. Elle marchait péniblement dans le sable. La rédaction de cette lettre avait dû lui être horrible. Elle me dit :

— Ce que ta mère va ressentir en la lisant, eh bien elle aura raison de le ressentir. Elle ne sait pas que je suis ton aînée de dix ans… Et ce que j’ai été durant ces années-là… Et toi ce que tu es…

— Ce que je suis ? Où est le mérite d’avoir eu cette enfance prolongée jusqu’à devenir ce monstre que tu appelles un ange ? Et toi, Marie, ceux qui auraient dû te garder étaient des loups dévorants…

Je vis qu’elle pleurait. Nous étions dans un pré au bord de la Hure. Nous nous assîmes sur un aulne abattu. Elle continua de pleurer contre moi. Je lui dis : « Fais attention aux orties. » Ces orties, autour de nous, deviendraient dans mon souvenir de la menthe dont je froisserais entre mes doigts les feuilles parfumées ; et ce maigre ruisseau sous ces aulnes dont plusieurs avaient été coupés, serait lié ainsi qu’il l’avait toujours été, à ce désespoir de l’écoulement éternel : il m’entraînait comme tout le reste et je ne comptais pas plus que les écorces de pin taillées en bateau que nous y faisions flotter, Laurent et moi. Et cette femme contre moi, et qui ne pleurait plus, ce pauvre corps qui avait servi à d’autres, dont j’avais consenti à me charger jusqu’à la fin de ma vie.

La brume ne se dissipait pas, mais le peu de soleil qu’elle laissait passer était accablant. Ce serait un jour d’orage. Peut-être pleuvrait-il enfin sur cette lande altérée où le feu prenait, ici ou là, chaque jour, allumé, disait-on, par les bergers, mais il suffisait d’un rayon de soleil sur un tesson de bouteille…

Quelle étrange alchimie au-dedans de moi transfigurait toutes ces choses de néant — comme si d’être passées leur donnait droit à la transfiguration !

Mieux valait attendre l’heure du train chez les Duberc où il faisait frais. Nous comptions le prendre à la gare du Nizan, à dix kilomètres de Maltaverne. Nous ferions le trajet dans la carriole de Prudent. J’avertis Marie qu’il faudrait partir, la dernière bouchée avalée, à une heure où la chaleur est telle que même le bétail ne sort pas. Marie murmura : « Pas même le Pou ! »

Sous le soleil de la deuxième heure, cette randonnée en carriole, dans un nuage de taons et de mouches, sur une route poussiéreuse et crevassée, ce fut le cauchemar auquel aboutissait pour nous le songe d’une nuit d’été. J’étais assis sur la banquette arrière à côté de Simon transpirant. J’avais mis la main entre le dossier et Marie pour lui amortir les cahots. Elle se tenait, raidie et muette, et moi, avec ce don que j’ai de ressentir ce que l’autre se retient d’exprimer, je savais qu’au-dedans d’elle le Maltaverne enchanté de la nuit s’était mué en une terre maudite et qu’il fallait la fuir sans tourner la tête. Nous entendîmes une trompe d’auto, puis ce fut le vacarme d’un moteur. Stella, la vieille jument, se cabra. Nous fûmes dépassés par une Serpollet qu’un monstre à lunettes pilotait. La poussière nous ensevelit au point que Prudent dut faire halte un instant au bord de la route.

Le train avait du retard. Nous attendîmes presque seuls sur le quai brûlant d’une gare perdue, au milieu de cages où des poules mouraient de soif.

9

Marie me supplia de ne pas venir rue de l’Église-Saint-Seurin, en l’absence de sa mère qui était à Soulac. Nous nous verrions à loisir dans son cagibi de la librairie. Rue de Cheverus, notre escalier, au sortir de la rue, paraissait un lieu de délices. Durant les trois jours que nous vécûmes ensemble Simon et moi, attendant la réponse de « Madame », nous quittâmes souvent le petit salon pour aller nous asseoir sur les marches de cet escalier glacé.

Les nuits, pires que les jours, voyaient surgir l’armée innombrable des moustiques les plus gros, les plus venimeux qui aient jamais existé sous nos latitudes. Comme j’avais une moustiquaire, il ne s’agissait pour moi que de bien m’assurer avant de m’endormir qu’aucune bête féroce n’était enfermée avec moi dans la cage. Mais le lit de Laurent ne comportait plus de moustiquaire. Je vis le lendemain que Simon était défiguré par une piqûre à la paupière. Il s’étonnait de ce que j’en paraissais affligé.

— Mais ce n’est rien, monsieur Alain. Hé bé, s’il fallait s’en faire pour des moustiques, pour une bouffiole à l’œil !

Il avait tout de même dormi et il était sorti à l’aube. Pour assister à la messe ? Je n’osai le lui demander, mais en vérité je n’en doutais pas. Après le déjeuner, nous nous retrouvâmes à la librairie obscure et fraîche et où les clients étaient rares. Bard séjournait à Arcachon et se reposait de tout sur Marie. Balège était malade, ou prétendait l’être. Je découvris dans la vitrine des nouveautés une Anthologie des poètes modernes, de Léautaud et Van Bever, et j’y avançai de découverte en découverte. Il y avait surtout un poème d’un certain Francis Jammes : Il va neiger dans quelques jours… qui m’enchantait, me « navrait de joie », mais je ne pus partager mon bonheur ni avec Marie, insensible à cette poésie-là, ni avec Simon, insensible à toute poésie, et qui, beaucoup plus que nous, attendait dans l’angoisse la réponse de « Madame ». Il me pressait de rentrer : « Ça va être l’heure du courrier… »

Nous traversâmes la rue Sainte-Catherine et descendîmes l’étroite rue Margaux vers la rue de Cheverus. Je marchais un peu en arrière de Simon, l’esprit occupé de je ne sais quelle histoire que je me racontais, ne regardant que les pavés. Tout à coup ce cri retentit à mon oreille, bien qu’il fût poussé sourdement :

— Madame est là ! Madame est revenue !

Je levai une tête effarée. Oui, la De Dion, monstre familier, était immobile devant la porte. Que devions-nous faire ? Je conseillai à Simon de revenir à la librairie et d’y donner l’alarme à Marie. J’affronterais seul ma mère et dès que possible je les rejoindrais. Il ne se fit pas prier pour prendre le large. Lâchement je l’enviais, moi qui devais m’avancer seul vers cette divinité redoutable et déchaînée. Comment avions-nous été assez stupides pour ne pas imaginer de sa part d’autre réponse qu’une lettre, pour ne pas prévoir qu’elle-même surgirait en chair et en os et qu’elle foncerait sur nous ?

En fait, telle n’avait pas été sa réaction première puisque trois jours s’étaient écoulés depuis que Prudent lui avait remis notre lettre. Je sus très vite ce qui l’avait décidée à me relancer rue de Cheverus. Dès que j’entrai dans le petit salon où elle se tenait debout, le chapeau encore sur la tête, elle m’attira à elle :

— Mon pauvre petit ! Heureusement que je n’arrive pas trop tard.

Elle ne doutait pas que ce qu’elle allait me dire de cette créature m’en détacherait et que je ne pourrais plus y penser qu’avec répulsion. Je sus qu’elle était restée deux jours comme assommée par notre lettre. Puis elle était allée à la cure demander conseil à M. le Doyen, et là, ce qu’elle avait appris dépassait, me dit-elle, en abomination l’histoire pourtant abominable du percepteur. M. le Doyen, au moment où le scandale éclata, était vicaire à Lesparre. Durant l’été, il avait des rapports intermittents mais assez étroits avec le Père X… Ainsi fut-il tenu au courant d’un autre scandale qui n’éclata pas : un scandale infiniment pire que l’autre.